<REVISTA TEXTO DIGITAL>
ISSN 1807-9288
- ano 5 n.2 2009 –
http://www.textodigital.ufsc.br/
La
technologie : un récit
Alckmar Luiz dos Santos
Université Fédérale de
Santa Catarina, Brésil
Chercheur au CNPq
RÉSUMÉ: Lire la technologie, voilà un exercice que l'on fait
depuis longtemps ; il en va de même pour la lecture de la technologie associée
à l'art. Toutefois, pour ce qui est des relations entre technologie et art, on
a toujours eu recours à des perspectives tout au moins étrangères à l'art
lui-même. Et la littérature, certes, n'y a pas échappé. Ce que l'on propose ici,
donc, c'est l'inversion de cette situation. Pour ce faire, il faudra montrer,
tout d'abord, que cette primauté de perspectives étrangères au champ littéraire
ne reviendrait pas à une certaine naïveté et qu'elle n'est même pas exempte de
conséquences. Un tel renversement nous permettra de découvrir des récits, les
récits de la science et de la technologie, à partir des perspective littéraires
qui sont les nôtres, échappant à la perspective évolutionniste souvent associée
à la technologie. Aussi, raconter l'histoire de la technologie pourra nous
donner une nouvelle manière de comprendre les récits que l'on construit et
raconte, à présent, sur le Web, à l'aide des outils et des procédés
informatiques.
ABSTRACT: This essay intends
to discuss some aspects of contemporary technology and its relationships with
arts, from the point of view of literature, specially narrative fiction. In
other words, it tries to map the differences one can find out in telling
stories WITH, AGAINST or OF a certain technological context. And, also, it
tries to tell the story of technologies as it would be telling stories about
technologies.
Io fingo o suppongo che qualche corpo o punto si muova
all'ingiù et all'insù con la nota proporzione et horizzontalmente con moto
equabile. Quando questo sia io dico che seguirà tutto quello che ha detto il
Galileo, et io ancora. Se poi le palle di piombo, di ferro, di pietra non
osservano quella supposta proporzione, suo danno, noi diremo che non parliamo
di esse.
E. Torricelli, Opere
Homo
faber et homo narrator
Raconter
une histoire, c'est toujours raconter une histoire avec, de ou,
parfois, contre un certain contexte technologique. Or, raconter des
histoires avec un contexte technologique, ce n'est qu'un truisme, car,
dans tous les récits, des outils et des processus de maîtrise de la nature ont
un rôle à jouer. Par ailleurs, raconter contre représenterait un choix
de la stratégie narrative qui, en principe, n'appartiendrait pas à l'ensemble
des éléments a priori de l'acte de raconter. Aussi, raconter des
histoires d'un certain contexte technologique, cela serait, à première
vue, un choix aussi légitime que celui de raconter contre, tous deux
n´étant qu'un choix thématique. Toutefois, cela n'est pas si simple ! En fait,
lorsqu'on raconte des histoires avec un certain contexte technologique,
cela ne veut nullement dire que le récit s'y soumet passivement. Raconter
entraîne une modification dans la manière dont on comprend et utilise ces
technologies. Autrement dit, on change les significations que, jusqu'alors, on
associait à ce contexte. Raconter n’importe quelle histoire, c'est aussi
raconter l'histoire de la technologie au moment où s'est produit le
récit, tout en modifiant les significations qu'on associait jusqu'alors aux
technologies.
Toutefois,
il se peut que même l'acte de raconter contre soit aussi raconter
l'histoire de son contexte technologique. On peut penser, par exemple,
au personnage Ned Land, de Vingt mille lieues sous les mers de Jules
Verne. Le narrateur du roman en fait un homme doué d'une force extraordinaire,
associée à une grande habileté : "Adresse et sang-froid, audace et ruse,
il possédait ces qualités à un degré supérieur, et il fallait être une baleine
bien maligne, ou un cachalot singulièrement astucieux pour échapper à son coup
de harpon." Pourtant, à la fin de la description, on voit surgir le
harpon, justement l'outil qui exprimait sa supériorité envers des animaux. Ned
Land était censé savoir, donc, que, sans l'instrument forgé en acier, à chaud,
ses adresses, son sang-froid, son audace, ses astuces n'y seraient pour rien,
contre des animaux si forts. Cela explique sans doute sa méfiance (transformée
ensuite en rébellion ouverte) à l'égard du Capitaine Némo. Or, c'était
justement Ned Land (et, pour ceux qui s'en souviennent, c’était Kirk Douglas,
dans le film tourné par Disney) qui a été le leader de la révolte contre le
commandant du Nautilus et de l'évasion des domaines de Némo. Ned Land
avait déjà appris, grâce à son métier de harponneur, que la maîtrise et
l'utilisation d'une connaissance technologique que d'autres ne possèdent pas,
cela peut permettre de décider de leur destin, de leur vie ou de leur mort, tel
les animaux qu'il affrontait lors de son travail quotidien. Somme toute, il a
dû conclure qu'ils devaient développer une connaissance plus sophistiquée que
celle de Némo, ou s'évader, sous peine de se faire utiliser comme les baleines
l'étaient par les bateaux.
Il y
a une curieuse coïncidence entre ce personnage de Verne et un autre, dont la
trajectoire ne se trouve pourtant pas enrégistrée dans un roman, mais dans des
traités d'économie, d'histoire ou de sociologie. Il s'agit de Ned Ludd, l’inspirateur
des groupes de chômeurs qui, dans les dernières décennies du XVIIIème
e dans les premières du XIXème siècles, fracassaient des machines et
des installations industrielles, révoltés contre les technologies qui étaient
censées détruire leur mode de vie par l´élimination de leurs emplois. Il
convient d'interroger cette coïncidence entre Ned Land et Ned Ludd, qui s'avère
plus complexe que la simple ressemblance de deux noms. Il n'est même pas hors
de question que Jules Verne ait utilisé son personnage pour raconter une autre
histoire, non celle-là qui présente le récit des aventures d'un fictif
Capitaine Némo, homme scientifique capable de concocter les appareils les plus
fantastiques, mais une autre histoire, cachée dans les plis du nom d'un personnage
et dans les trames tissées par le narrateur, mis en opposition ouverte au
commandant du Nautilus. Il est clair que Vingt mille lieues sous les mers,
selon la perspective de son narrateur, nous raconte l'histoire du prodigieux
avenir d'une civilisation qui est sur le point de maîtriser de nouvelles
techniques et connaissances scientifiques. Quand on parle de ce roman, on
aperçoit toujours un certain étonnement des lecteurs, impressionnés par la
capacité de prévision de Jules Verne : les ampoules, les sous-marins, l'énergie
atomique, de nouveaux moyens de production de nourritures, etc. Néanmoins, le
roman raconte aussi l'histoire d'un personnage qui est en proie à la colère, ce
Ned Land incapable de maîtriser ses instincts primitifs et destructeurs. Encore,
si l'on s'astreint à ce manichéisme simplet et commode, s'approchant du livre
par le biais de la thématique la plus évidente, on n'arrive pas à se rendre
compte de quelques subtilités que l'on peut discerner dans la trame proposée
par Jules Verne. En fait, la question la plus importante à poser, c'est :
qu'est-ce que Vingt mille lieues sous les mers raconte avec, de
et contre la technologie ? Aussi, de quelle manière on pourrait
juxtaposer ou même associer ces trois perspectives ? Or, la présence de
la technologie a été déjà beaucoup étudiée, depuis la parution du roman ; pour
ce qui est contre la technologie, on a les exemples du conflit de Ned
Land et de la solitude de Némo (qui ressemble à celle du savant Arne Saknussem,
de Voyage au Centre de
D'autres
récits
Il y
a d'autres manières de raconter l'histoire des techniques et des sciences, de
les comprendre comme des objets de lecture, et non pas comme des vérités
objectives ou des processus empiriques, sans que l'on passe obligatoirement par
le littéraire. En l'occurrence, les exemples sont innombrables, depuis les
premiers balbutiements de la philosophie en Grèce. Toutefois, on doit porter
notre regard à quelques tendances qui, même si elles ne sont pas récentes, ont
gagné une certaine réputation grâce à leur capacité pour s'assimiler à de
diverses tendances des spectres philosophique, politique et scientifique.
Umberto Eco, dans son Apocalyptiques et Intégrés les a décrit de manière
remarquable. Même s'il les a divisées seulement en deux tendances, ébauchant un
portrait quelque peu manichéiste, il n'a pas perdu la main et en fait une
description complète et profonde. Par ailleurs, malgré cette simplification qui
nous menace à tous, tout le temps, personne ne peut dénier que, le plus
souvent, on entretient des rapports ambigus avec la technologie et la science
(et il arrive souvent de confondre l'une et l'autre), en allant de la sujétion
au refus, en un clin d'oeil. Et cela est encore plus aigu dans les sciences
humaines, toujours peu imbues de leur statut de science. Même chez les auteurs
plus récents, comme Janet Murray, l'auteur de Hamlet on the Holodeck, ce
manichéisme ne cesse de faire des ravages.
Pour
ne pas aller trop loin, on peut sans doute prendre l’écrivain américain Alvin
Toffler comme l'exemple de l'explosion de l'enthousiasme intégrée, à
partir de la parution de Future Shock (en 1970), complété par The
Third Wave (1980). En fait, plus qu'une radicalisation de cette mentalité intégrée,
ses oeuvres ont transformé en spectacle et en massification une tendance
antérieure aux années 70. Cependant, à cette époque, la spectacularisation
était déjà comprise et exhibée comme la seule nouveauté possible, dans une
société qui commençait à se faire contrôler pas les moyens de communication de
masse.
Dans
Future Shock, Toffler abordait des thèmes tels « la mort de la
permanence », « l'impulsion accélerative », « le rythme de la vie », en
décrivant quelque chose comme une fuite en avant dont il ne s'en rendait même
pas compte. Si la permanence se meurt, cela signifie que demeurer, c'est
mourir. Le rythme de la vie ne se fait orchestrer que par l'accélération, et
celle-ci devient signe de la vie et indice de prospérité et de sagesse. Que
resterait-il à l'homme ? Sans doute, essayer de se mouvoir dans cette selva
selvaggia et technicisée, tout en cherchant à élargir constamment ses «
limites d'adaptabilité » (ce n’est pas un hasard s’il s’agit du titre de l'un
des chapitres de Future Shock), en construisant des « stratégies de
survie » (idem), en transformant l'avenir en besoin immédiat de modifier
sans cesse ses habiletés et ses caractéristiques pour faire face aux
changements continuels de la société. Or, pour décrire sont future choquant,
Toffler ne laisse pas d'évoquer les fantômes de l'évolutionnisme du XIXème
siècle, ou bien un darwinisme mal déguisé qu'il transplante du biologique pour
l'enfoncer dans le social (et l'on sait très bien qu'il n'a pas été le premier
à ce faire).
Pour
Alvin Toffler, tous les changements de la vie contemporaine n'existeraient
qu'en raison des changements eux-mêmes, ce qui donne la figure d'un cercle
vicieux ou vertueux (bien entendu, selon la perspective apocalyptique ou
intégré qu'on choisirait). En bref, malgré toutes ses tentatives pour décrire
et expliquer le début d'un tel processus, on comprend qu'il insiste sur le fait
que les changements auraient pour raison et motif les changements. C'est
curieux que Toffler ait associé au monde occidental des années 70 un processus
en tout semblable à celui inventé par Alfred Jarry dans son récit Le Surmâle,
de 1902 (à l'évidence, sans que l'écrivain américain connaisse le bouquin de
Jarry). Dans ce livre, l'auteur de l’Ubu-Roi conçoit ce qu'on pourrait
décrire comme une communion directe entre biologique et technologique. Les
impulsions du corps seraient enchevêtrées aux pulsions de la pensée, tous deux
conduits par des principes mécaniques qui seraient censés effacer les
frontières entre l'un et l'autre. La vieille dichotomie entre matière et
esprit, que Descartes avait tenté de résoudre par le biais de l'union
substantielle corps-âme, aboutissait à un petit roman évoquant la physique
newtonienne, surtout le principe de l'inertie, alors que la révolution de la
science contemporaine du XXème siècle entrait déjà en scène. En
fait, en 1902, Lorentz remportait le Prix Nobel pour ses études sur la
radiation électromagnétique, le même Hendrik Lorentz qui, deux ans plus tard,
en 1904, donc, proposait des équations mathématiques (les Transformées de
Lorentz) décrivant des effets tels l'augmentation de la masse, le
rétrécissement de l'espace, la dilatation du temps, des phénomènes faisant
partie d'une théorie proposée, un an après, 1905, par Einstein. Toutefois,
Alfred Jarry ne s'occupe pas de la science d'une époque, ni de l´état technique
d'une certaine société, dans un certain moment de son histoire. Apportées au
terrain du fictionnel, ces antiquailles de la physique du XVIIème
siècle ne renvoient obligatoirement à des champs conceptuels, à des modèles
épistémologiques reconnaissables. Incorporées à la fiction, elles donnent de la
cohérence narrative à une situation où un être humain amplifie indéfiniment ses
mouvements, impulsés à peine par sa volonté. L'inertie de Newton, associée à la
volonté infinie de l'être humain, de Descartes, le tout bien mélangé dans et
par l'espace littéraire, aboutissent au surmâle de Jarry et, plus important, à
la fictionnalisation de paradigmes philosophiques et physiques déjà désuets.
Par conséquent, nous pouvons lire, dans l'ouvrage d'Alfred Jarry, l'ancienne
physique newtonienne et aussi la nouvelle,
Il
est clair qu'on s'est trop éloigné de Toffler et de ses chocs du futur.
Toutefois, cette discussion a sans doute permis de comprendre la façon dont
l'assimilation de techniques et de paradigmes scientifiques peut être fort
intéressante et fertile dans le champ littéraire. En l'occurrence, on n'a pas à
se soumettre aux besoins d'une prétendue vérité immédiate découlant du seul
champ scientifique et technologique. La vérité différée du littéraire nous
autorise à mieux voir et à penser de manière plus profonde. Jarry, à vrai dire,
renverse l'histoire des techniques et des idées, lorsqu'il ressuscite le cartésianisme
et l'inertie de Newton, sans qu'il ait mis, jamais, sa création littéraire sous
l'égide du mécanicisme newtonien ou de la science cartésienne. Au contraire, il
donne survie à ces modèles de pensée, lorsqu'il les place non plus au rang des
vérités scientifiques et métaphysiques, mais au rang des hérauts des farces et
trappes littéraires. Certes, Toffler et Jarry font appel, tous deux, à des
antiquailles scientifiques, pourtant il y a des différences remarquables et
irréductibles entre l'un et l'autre, hormis le fait que Jarry est un
fictionniste et Toffler ne l'est pas. Peut-être les deux en seraient ; parfois,
aucun des deux ne l'est pas ! L'histoire de la technique et de la science,
telle que la raconte Jarry, à sa manière, ne prend pas en considération et ne
prend pas au sérieux le darwinisme auquel se soumet Toffler. Ou, alors, le
positivisme auquel l'écrivain américain rend hommage. Or, ce même positivisme
sera une influence jamais reconnue ni acceptée, mais suffisamment évidente,
d'une autre icone des études socio-technologiques, le français Pierre Lévy.
Chez
Pierre Lévy, partout dans son oeuvre, on repère très facilement ce qu'on
pourrait appeler l’euphorie techniciste, pareille à celle qu'on retrouve
chez Alvin Toffler. Il est clair qu'on ne peut laisser de reconnaître l'intérêt
de ses intuitions, la manière dont il met l'accent sur les questions les plus
importantes par rapport à l'internet. Toutefois, cela ne suffit pas à
dissimuler le simplisme des réponses qu'il propose pour ces questions, la manière
dont il essaie d'accommoder des faits, des processus, des objets et des
techniques à quelques mécanismes réducteurs au moyen desquels il pense
l'histoire, la société et la culture. Il n'est pas difficile de se rendre
compte que ses conceptions de technique et de science ne parviennent pas à le
faire comprendre les phénomènes concernés de manière ouverte et plurielle. Lévy
semble avoir oublié la leçon de Bachelard : connaître un objet, c'est le rendre
complexe. Il arrive souvent que la recherche obsessive pour des causalités
univoques ou pour similarité, dans l'évolution des cultures, réduise
excessivement les horizons d'observation et d'analyse. Si l'on prend, par
exemple, L'Intelligence Collective, on s'aperçoit que son auteur croit
fermement à une histoire (au singulier, et non pas au pluriel) des techniques ;
on s'aperçoit qu'il raconte cette histoire comme si elle était au-dessus de
notre historicité, oubliant ce qu'en a dit Merleau-Ponty : « L'homme est
une idée historique et non pas une espèce naturelle. »[1] Il s'ensuit immédiatement que l'histoire ( et
non pas les histoires) de l'homme est subordonnée à l'histoire (encore
une fois, au singulier) des objets culturels. Lévy arrive quasiment à défendre
le principe que c'est le monde des choses qui invente l'homme, et non pas
l'homme qui arrive aux choses et invente des manières de les raconter. Ensuite,
le dernier pas peut être finalement franchi et Pierre Lévy en vient à réduire
ces deux séries historiques à une seule, sans aucune ambiguïté, sans aucune
pluralité. Si le cyberespace peut être assimilé au jardin des sentiers qui
bifurquent de Borges, la perspective proposée par le sociologue français
pour raconter l'histoire de sa genèse n'a rien à voir avec sa géométrie
complexe et irréductible a tous les déterminismes. Au contraire, on dirait que,
pour Lévy, tout doit être sacrifié dans l'autel de l'unitarisme, d'un modèle
unificateur qui fait qu'il oublie la pluralité même du cyberespace. Pierre Lévy
nous raconte, donc, un mythe, celui de la technologie créant une humanité,
construisant des pensées, produisant des idées. A vrai dire, un mythe naïf
comme celui-ci est une contradictio in terminis, car aucun mythe ne
saurait être naïf. En l'occurrence, la technique n'est jamais neutre ; il n'est
pas possible d'accepter qu'elle est ce personnage qui nous apporte toujours la
prospérité et le confort.
Ci-dessus,
on a parlé d'une certaine euphorie techniciste ; pourrait-on parler d'un
luddisme raffiné, lorsqu'on analyse ce que raconte Jean Baudrillard de
la scène contemporaine ? Il est sûr que la plupart de ses critiques aimeraient
bien trouver des éléments confirmant ce jugement, en lui attribuant une myopie
qui permet de voir les défauts, mais jamais les défaites de la technologie. Or,
cela n'est guère juste, eu égard aux discussions de Baudrillard, car il ne s'en
prend pas aux technologies, mais à une certaine manière de raconter l'histoire
des techniques de production, stockage, contrôle et dissémination
d'informations. Dans cette perspective, les histoires qu'il raconte parlent
d'une lacune s’agrandissant dans l'intimité de chaque être humain, qui voit la
plupart de ses gestes usurpés par des machines et des processus automatisants.
Toutefois, Baudrillard ne prône nullement la destruction de ces techniques pour
revenir à une époque antérieure qui, prétendument, pourrait rétablir quelques
pré-conditions du bonheur social. Au lieu de préconiser une colère sainte
contre ces objets sociaux qui nous dépouilleraient de parties de notre être, il
essaie de raconter l'histoire de notre incapacité progressive de raconter des
histoires et, encore pire, de raconter nos histoires à nous. Parfois, de
théoriciens parlent de romans écrits pour en finir avec les romans. Baudrillard
nous donne le récit d'un hyperréalisme qui serait sur le point de rendre
impossible tout effort de construire des fictions. De la sorte, on voit
accroître l'incapacité pour transformer en fiction nos expériences du monde
vécu (qui sont, elles, des expériences de nous-mêmes). C'est pourquoi
Baudrillard peut affirmer que tout métaphysique disparaît, car il n'existe plus
le miroir de l'être et des apparences, du réel et de son concept. Or, cet
hyperréalisme peut, sans aucun doute, effacer tout rapport d'analogie avec le
réel : lorsqu'on insiste sur une représentation tournée de manière obsessive
vers soi-même, elle n'est plus représentation. Jusque-là, nous sommes bien
d'accord avec l’écrivain français ! Néanmoins, cet effacement des analogies,
cette primauté d'un hyperréalisme auto-référent, tout cela n'est qu'une
possibilité parmi d'autres. Et, pourtant, pour Jean Baudrillard, elle devient
la seule possibilité que nous aurions devant nous. C'est comme si, dans Through
the Looking-glass, se brisait le miroir par où Alice est passée d'un monde
à l'autre, et cela entraînait la destruction du royaume du miroir, ainsi que du
monde d'où elle est venue et vers lequel il n'y aurait plus de chemin.
Parfois,
Baudrillard parle d'une perte totale de l'imaginaire, ce qui reviendrait à une
perte de la rationalité du réel, réduit, celui-ci, à une opérationnalité
exhaustive, répétitive et exclusive : rien ne serait en-dehors de cette
opérationnalité, ce qui veut dire que tout ce qui y est n'a plus aucun sens. En
fait, ce n'est pas difficile que de trouver des exemples de ce que nous raconte
l’auteur de Simulacres et simulations. Toutefois, le plus intéressant,
c'est de savoir quelle est l'histoire qu'il essaie de nous raconter, à
contresens du mythe contemporain de la technologie, celui qui veut nous donner
l'image d'une technologie toute-puissante frôlant la perfection. Ce qu'en dit
Baudrillard est un récit élaboré qui ne se laisse pas raconter tout seul, qui
ne surgit non plus comme espace de fictionnalisation exclusif. Cette histoire
ne gagne du sens que lorsqu'elle se met à rebours des images qui revêtent et
parent les technologies, qu'elle se met à contre-courant des histoires qu'on en
raconte. Baudrillard a besoin de cette voix contemporaine qui se trompe et qui essaie
de nous tromper, de ces récits de l'actualité, le mythe par excellence de notre
époque, ce mythe d'une opérationnalité inépuisable et récursive, se vantant de
la capacité des techniques pour transformer les défaillances en succès. Or,
cela n'est plus un mythe du tout, même s'il se présente comme tel. Pour l'être,
il y aurait besoin d'une autre sphère de sens, où ses certitudes, ses
vaticinations, ses anticipations, ses prospections et rétrospections de
l'histoire gagnent d'autres sens et, par ce même mouvement, puissent être
remises en question. En bref, lorsqu'il se présente comme la seule possibilité
de raconter la présence de la technologie à notre époque, dans notre société,
ce prétendu mythe contemporain n'est aucunement un mythe, mais tout simplement
un récit angoissé qui essaie à tous les coups d’attirer l'attention du lecteur
et l'emprisonner dans ses trames. Aussi, s'il n'y réussit pas, il court le
risque de perdre son sortilège. Or, le réel a besoin d'une enceinte bâtie sur
l’imaginaire. C'est pourquoi ce récit contemporain qui raconte et célèbre,
parmi d'autres, les technologies de l'informatique, lorsqu'on le présente comme
le seul espace possible de fictionnalisation, il laisse d'être fiction, il
n'est même plus un récit. C'est là, justement dans ce sillon, qu'on retrouve
Jean Baudrillard : ces histoires n'existent qu'à partir de cette non-histoire,
de ce mythe raté, de cette fiction faillie des technologies contemporaines. Il
tire profit de cette tendance, de ce risque de perdre en définitif toute
possibilité de raconter nos histoires à partir de la scène technologique. Il
parvient à y enfoncer son récit et raconter une histoire, cette fois-ci un vrai
mythe, contemporain, celui d'un hyperréalisme catastrophique. Si la célébration
du technologique écarte toute contact avec l'imaginaire, Baudrillard entoure
cette célébration d'imaginaire, en en arrachant son caractère d'opérationnalité
autocratique. Nous avons là un curieux effet narratif : Baudrillard raconte une
histoire seconde d'un histoire première ; il raconte, une deuxième fois,
mais à sa façon, le récit contemporain de la technologie toute-puissante. Si
cette dernière est le domaine de la simulation sans analogies possibles, sans
référent au-dehors d'elle-même, Baudrillard la traverse avec le coin de
l'imaginaire, il la raconte d'une autre manière, il l'insère dans une autre
sphère de sens ou, pour suivre de plus près ses arguments, il rétablit la
condition de possibilité des sens. Le philosophe français regarde notre scène
contemporaine, où de nouveaux paradigmes sont engendrés, où on éprouve très
facilement la sensation selon laquelle tout sens transcendantal devient un
échec. Quoi faire, donc ? A partir de ce qu'il propose, nous pouvons raconter
cette histoire d'une fin (possible et catastrophique) de l'histoire, sans que
nous ayons à définir aucune fin définitive, aucun grand accident ultime. Cela
faisant, nous pouvons donner à notre histoire une portée qui n'existe
qu'au-dehors d'elle-même, dans la trame d'histoires différentes que nous
pouvons toujours raconter, même si nous vivons des moments de dérive et de
perte, où toute fiction paraîtrait épuisée. En fait, cet accident définitif et
infranchissable peut être comme les tartares du roman de Dino Buzzati, Il
deserto dei tartari. Le jeune officier Giovanni Drogo attend des années
pour l'arrivée imminente des envahisseurs et meurt sans qu'ils arrivent, telle
la situation qu'on a vécu il y a plus de cinq ans, le 31 décembre 1999, quand
l'arrivée du bug de l'an 2000 était aussi inévitable que la charge des
chevaliers tartares.
Aussi,
parler de catastrophe imminente et définitive nous fait penser à Paul Virilio.
Parmi les différentes histoires qu'il raconte, gagne relief celle du « grand
accident ». Dans un essai intitulé "Quelques bonnes raisons d'entrer en
résistance"[2], il affirme que
"la mégacité, c'est Babel... et Babel, c'est la guerre civile!".
Mais, est-ce qu'il n'y aurait pas un autre moyen de raconter les histoires de
ces villes de béton, d'acier et d'information, des villes où le béton et
l'acier sont peu à peu substitués par l'information ou, encore pire, pour des
simulacres d'information ? Il ne serait pas possible de parler d'une ville où
"parfois il me suffit d'une échappée qui s'ouvre au beau milieu d'un
paysage incongru, de l'apparition de lumières dans la brume, de la conversation
de deux passants qui se rencontrent dans la foule, pour penser qu'en partant de
là, je pourrai assembler pièce à pièce la ville parfaite..." [3] ?! Ce n'est pas
ce que nous raconte Virilio. Au contraire du personnage de Buzzati, il se rend
compte que le temps est la vraie, la grande menace, le vrai envahisseur (mais
qui, paradoxalement, fait de nous ce que nous sommes !). Toutefois, examinant
de plus près ce qu'en dit Virilio, on pourrait conclure que ce n'est pas le
temps, notre seul problème. En fait, nous accélérerions la trajectoire vers
l'accident : "Nous sommes en phase d'assister à l'accident des accidents,
à l'accident du temps. Ce n'est plus l'accident d'une histoire particulière
comme l'ont été Auschwitz ou Hiroshima."[4] Et nous
n'aurions plus d'yeux pour voir l'accident se préparant : on regarderait ses
présages sans les voir.
Des
fois, on dirait que Virilio raconte l'histoire peinte par Bruegel dans le
tableau
Paolo
Rossi fait le jour sur ces questions de manière fort intéressante, avec un
essai qui date des années 60 et qui s'avère toujours très actuel : I
filosofi e le macchine. Il s'agit d'une étude qui nous raconte l'histoire
des rapports entre art, science et technologie, dans la période qui va de
l'effervescence du Quatroccento au XVIIIème siècle.
Toutefois, à partir de cet intervalle, notre lecture peut élargir les questions
que propose Rossi et remettre en question ces rapports, surtout en ce qui
concerne notre époque. Il est alors possible de raconter une autre histoire,
d'une autre manière : la façon dont l'art peut donner de nouveaux outils à la
technique, alors que celui-ci apprend à celui-là de nouveaux processus. On découvre
donc un nouvel espace de dialogue où art, science et technique ne se
s'accommodent plus aux rôles qui leur était assignés auparavant. Autrement dit,
il ne faut pas faire le procès de la modernité, par le biais de ses
technologies de production en lui donnant un sens unique, soit positif, soit
négatif[7]. Il s'agit, au
contraire, de faire le récit des manières dont on tisse des dialogues entre des
individus de spécialités différentes ; il s'agit de découvrir ou même de
construire de nouveaux sens, dans les technologies de production, ainsi que
dans les techniques de création. En l'occurrence, art, science et technologie
s'enchevêtrent les unes aux autres de manière extrêmement complexe (mais
indéniable). Personne n'arriverait à mesurer avec précision l'influence des
sciences et des technologies dans la création artistique. Pourtant, le
contraire est aussi vrai : les influences apportés par l'art aux sciences et
aux technologies sont également innombrables : par exemple, il est sûr que
quelque chose de l'anatomie et de l'optique, quelques éléments du calcul, de la
perspective et de la géométrie doivent leurs sens et leurs processus
d'utilisation à la création artistique qui leur était contemporaine. On raconte
fréquemment l'histoire de l'influence des sciences et des techniques dans la
création artistique (et le cas des rapports entre la photographie et la
peinture impressionniste est remarquable). Mais on raconte très rarement cette
histoire dans le sens opposé, c'est-à-dire, l'histoire du rôle très important
joué par les techniques de création artistique dans les sciences et dans les
technologies. Et il faut souligner qu'il ne s'agit pas que du travail de
vulgarisation ! Comme l'indique l'essayiste italien, les projets techniques de
Da Vinci n'obéissaient pas qu'aux exigences d'ordre fonctionnel ou aux critères
économiques ; ils misaient aussi sur la gratuité[8] ! C'est
pourquoi nous pouvons dire qu'il y a une gratuité qui hante nécessairement la
technologie et la science[9]. Et cette
gratuité ne peut être comprise tout simplement comme une déviation artistique
de la technologie et de la science, mais aussi et surtout comme une influence
indispensable que l'art apporte à l'une et à l'autre, en les associant à des
logiques d'utilisation et à des sens culturels qui ne leur étaient pas destinés
en principe.
Il
faut souligner que la rencontre des peintres et des sculpteurs, avec les
ingénieurs, les artisans et les constructeurs de machine, comme l'indique Paolo
Rossi, ne se faisait pas entre des professionnels de domaines et regards
différents, qui partageraient un même espace de création et travail. En fait,
c’étaient des regards et des perspectives différents issus d'un seul individu :
un même arsenal de geste expressifs et créatifs mis en oeuvre par une même
personne et qui ne distinguent pas le géomètre de l'artiste. Et, ainsi qu'au
début de
Pour
ma part, j'essaie également d'établir une série de dialogues dans cet essai.
Cependant, il ne s'agit pas que de dialoguer de manière créative et critique
avec des contextes technologiques spécifiques, mais, surtout, de chercher à
raconter une autre histoire portant, certes, sur ces rapports entre art,
science et technologie. Et quelle serait donc cette histoire ? Justement celle
qui nous permet de nous approprier les processus et les outils informatiques,
sans que l'on ait à raconter ou accepter la primauté des simulacres et de
l'hyperréalisme, ou la fatalité insidieuse des grands accidents ! Et, à ce
moment, je me donne le droit de ressusciter, moi aussi, mes antiquailles, dans
l'espoir qu'elles nous aident à mieux comprendre les possibilités que nous
avons de raconter, sans arrêt mais toujours de manière différente, ces rapports
entre techniques, sciences et arts (notamment la littérature et, parmi les
espèces littéraires, spécifiquement la fiction). Il va sans dire que, lorsque
j'évoque l'acte de raconter une histoire de ces relations, je pense aux récits
qui se produisent grâce à l'informatique. La construction de récits dans le
cyberespace, encore qu'elle ait derrière soi une tradition assez forte, ne
s'est pas encore frayé un chemin assez distinct. Or, ce chemin ne sera pas mise
en oeuvre à partir du zéro, mais devra rendre compte d'au moins trois actions :
raconter, vivre, représenter. A ce propos, je n'oserait pas parler de formes
simples des fictions créés dans le cyberespace, mais il n'en reste pas moins
que l'on peut penser à la manière dont ces trois éléments sont présents dans
l'horizon d'attente et de possibilités des lecteurs et des écrivains[10]. Raconter
concerne beacoup de choses, mais, pour simplifier, associons-le aux récits
traditionnels[11]. Vivre,
on ne va pas le prendre, bien entendu, dans ses sens les plus généraux ; ce mot
renvoie, ici, aux récits qui sont produits et disséminés à travers les chats,
les communautés virtuelles (comme Orkut), ou même dans ce que Janet
Murray appelle holodeck. Finalement, représenter porte sur les
jeux (dans une gamme qui va du RPG aux MUD's et MOO's). L'apparition et la
propagation de récits fictionnels surgissant et se propageant dans le
cyberespace sont sûrement liées à quelque compromis, en proportions variées,
entre ces trois possibilités. Néanmoins, pour établir une typologie quelconque
pour les cyberrécits, nous aurons à nous rapporter au fond sur lequel ils se
dessinent. Mais ce fond impose un dialogue incessant avec les technologies de
l'informatique. Une solution facile (et fausse !) consisterait à comprendre les
techniques et les sciences comme des thématiques de ces récits. Pourtant, ce
qui doit nous intéresser, c'est de comprendre comment science, technologie et
fiction littéraire, dès le début, ont établit des rapports assez complexes, des
influences mutuelles. Cela faisant, nous pourrons sans doute mieux comprendre
ce qui se passe actuellement à l'internet[12]. C'est ce que
nous allons faire, à titre d’exemple, dans les pages qui viennent, à travers
l'étude des technologies associées au temps.
Technologie
et temps
C'est
quasiment un truisme que d'affirmer que temps et rythme sont des éléments sine
quibus non de tout récit. Des formes simples de Jolles aux hyperfictions
sur internet, les rythmes de la trame, de la narration et de la lecture se
juxtaposent aux différents plan temporels qu'on apporte à l'espace fictionnel.
La manière dont chaque époque développe des techniques et des modèles scientifiques associés au temps, en vient à
influencer l'échafaudage temporel des récits que l'on y raconte. Dans le récits
de chaque période, nous retrouvons des vestiges ou des fondements de sa vision
de monde, selon la manière dont le récit s'organise. A partir de là, on
distingue la façon dont récit, temps raconté, temps lu et temps vécu surgissent
devant, pour et par le lecteur. Toutefois, ce qui nous intéresse de plus près
dans les récits fictionnels, ce n'est pas que les traces de la vision de monde
de leur époque, avec ses architectures sociales, ses paradigmes scientifiques,
ses processus et outils technologiques, mais, surtout, l'opportunité de lire,
dans tous ces processus technologiques, une histoire sachant échapper aux
injonctions ou aux schématismes des paradigmes scientifiques courants ou
dominants. Il faut souligner que nous ne nous occupons pas des interférences ou
des influences de la technologie dans la manière dont on raconte des histoires.
Nous ne voulons pas recenser les modèles technologiques et scientifiques
associés au temps, dans les récits, mais, tout au contraire, nous proposons en
fait construire un récit des modifications que ces modèles ont subies. Ainsi,
notre intention est de raconter l'histoire de quelques-uns des processus et des
outils technologiques associés au temps, en nous servant des processus et des
outils de l'espace fictionnel de la littérature. Pour ce faire, nous pouvons
penser à quatre possibilités : les appareils de comptage du temps ; les
instruments de contrôle du temps ; les outils de stockage du temps ; les
stratégies d'oubli. Ainsi, lire la technologie, c'est la condition nécessaire,
quoique insuffisante, pour un dialogue plus productif entre récit et outils
technologiques, surtout lorsqu’un tel dialogue s'établit dans les conditions,
qui sont les nôtres, de haute saturation technologique (plus que scientifique).
Pour
lire la technologie par l'entremise de ses appareils de comptage du temps,
nous pouvons ébaucher un parcours qui, grosso modo, va de l'horloge solaire à
la montre électronique. Les horloges solaires ont été développées par les
différentes civilisations, depuis l'aube de l'humanité, et étaient associées à
des installations rituelles et liturgiques. Elles célébraient le calendrier des
années et des siècles, plutôt qu'elles n'enregistraient le passage des
instants, à proprement parler. Pour leur part, les montres électroniques représentent
une appropriation individuelle des rythmes de la société contemporaine, ainsi
que l'exigence d'accommodation du rythme de chaque individu à des intérêts qui
lui sont extérieurs. Quelle histoire, donc, pouvons-nous composer, à propos de
ce passage de l'horloge à la montre, sans qu'on succombe aux désorientations
d'une frénésie évolutionniste voulant nous imposer l'idéal d'un progrès
linéaire ou constante ? Commençons, alors, pour approfondir les différences
entre l'une et l'autre. Pour ce qui est de l'horloge, son énergie, pour ainsi
dire, provenait de l'extérieur, c'est-à-dire du soleil. Même par temps nuageux,
il était possible de mesurer le temps. Toutefois, pendant la nuit, cette
opération n'était pas possible. Dans ce sens, c'est comme si le soir
franchissait l'homme du fardeau du temps. Par ailleurs, l'horloge solaire
demandait ou imposait une lecture publique. Son espace était l'espace de la
collectivité. Autrement dit, son temps ne se présentait aux individus qu'en
partage. Aussi, le temps n'était donné à l'individu que s'il était donné aux
autres. De son côté, la montre électronique ne requiert que la lecture en
solitaire. Son temps est celui d’une fermeture quasiment solipsiste. Quand nous
observons les métropoles actuelles, avec les personnes portant, chacune, une
montre, au bras, dans les agendas, dans les téléphones mobiles, dans les sacs
ou les serviettes, nous pouvons quasiment affirmer que chacun construit et
habite sa propre temporalité. En l'occurrence, le temps n'est du temps que s'il
appartient à une seule personne. L'horloge solaire devait être observé de loin,
à distance ; parfois, il faisait même l'objet de révérence. La montre
électronique, selon une logique d'incorporation au vêtement, paraît mettre le
temps à la portée de la main et sous le contrôle de chacun ! Par conséquent, de
l'un à l'autre, de l'horloge à la montre, on transite du mythe à l'illusion. Et
nous avons là une histoire qui est quasiment le récit d'une descente aux enfers
: du soleil à la pile, du ciel au bras, du supralunaire au sublunaire. Mais que
l'on ne lui attribue pas une clôture nécessairement tragique : de ces
descentes, on peut revenir vaincu, comme Orphée, certes, mais aussi plus sage,
comme Ulysse. L'illusion, lorsqu'elle se soumet à la fiction littéraire, peut
nous apporter une connaissance qui ne se plie plus aux utilitarismes immédiats
de la technologie et des outils. L'illusion d'un temps déjà fait sous mesure et
prêt-à-porter, comme celle de la montre électronique, semble avoir inspiré,
quoique partiellement, quelques oeuvres, encore de la tradition de
l'imprimerie, comme celles de Georges Perec[13] ou d'Italo
Calvino[14]. Et
l'utilisation de cette illusion, comme démarche pour multiplier les
temporalités, dans les récits créés dans le cyberespace, s'avère tout au moins
fertile.
Nous
pouvons parler des instruments de contrôle du temps, en racontant
l'histoire des moyens de transport. De la traction animale aux carburants des
fusées, la diminution des temps de déplacement a entraîné une nouvelle
temporalité humaine, partiellement indépendante de la temporalité de la nature
(qui se laissait mesurer, celle-ci, par les saisons de l'année, les générations
des individus, etc.). Mais les effets de ces technologies n'ont pas influencé
que l'accélération des voyages : il est apparu une nouvelle manière dont on
voit la spatialité devant nous. Dans ce que l'on peut appeler la civilisation
piétonne, voyager c'était se mélanger au paysage, se mêler au parcours. On se
mettait dans l'espace sans intermédiaire, directement, au long du voyage. Les
naturalistes européens qui, depuis le XVIIème siècle, ont peint et
dessiné les paysages, la faune et la flore du Brésil en sont un excellente
exemple. Je n'ai pas l'intention de discuter si leur vision était juste et
convenable à la réalité du pays. Pourtant, s'ils ont su regarder, voir,
distinguer cette terre, c'est pourquoi leur vitesse de déplacement était le
produit d'un dialogue direct et immédiat entre corps et paysage, sans
l'intermédiaire d'instruments ou de stratégies de mouvement imposant une
vitesse plus grande que celle qui est possible pour le corps humain. Aussi,
l'utilisation de la traction animale était due au besoin de déplacer de grandes
quantités de fardeaux, mais aucunement pour un dessein d'accélérer le rythme ou
de raccourcir le temps de voyage. A vrai dire, ils n'avaient aucun intérêt à
diminuer ce temps, car cela faisait que le regard perde une bonne partie de
l'espace visible, en imposant, entre le corps et le paysage, une distance
fatale pour la (re)connaissance de ce dernier. Ainsi, on peut dire que le
rythme des pas était imposé par les clins des yeux et, par conséquent, il n'y
avait plus de distance infranchissable entre toucher et regarder, entre marcher
et connaître, entre parcourir et (re)connaître.
A
l'autre extrême du processus de contrôle du temps par les moyens de transport,
se trouve notre civilisation du train, de l'automobile, de l'avion. Depuis de
XIXème siècle, voyager s'est peu à peu transformé, inexorablement,
en se mettre hors du paysage. Lors des déplacements quotidiens, soit en bus,
soit dans le métro, entre la résidence et le boulot, on a progressivement mis
des obstacles entre les corps et le paysage. Dans les bus urbains, la foule qui
s'y entasse cache le paysage au regard de la plupart des passagers ; dans le
métro, on se met dans un subespace coincé par de grands murs rappelant des
cachots ; dans les chars de tourisme, une cassette vidéo nous fait voir des
films du pénultième cri, faisant que les gens ne portent pas leurs regards ni
au paysage extérieur, ni à eux-mêmes. Debret, le naturaliste et peintre
français, ne parlerait nullement d'un « là-dehors », pour faire mention au
paysage brésilien qu'il regardait pendant ses déplacements. Or, nous utilisons
exactement cette expression, pour indiquer les choses et les gens qui, hors de
nos véhicules, paraissent se mouvoir et vivre avec d'autres logiques, d'autres
lois de
Cependant,
cet éloignement entre les individus et l'espace externe ne doit être peint avec
les couleurs de la catastrophe, ni raconté comme si c'était une reprise du
mythe de la chute. Il faut remarquer une curieuse coïncidence : le XIXème
siècle, qui avait déjà assisté, dès son début, à ce processus d'éloignement
progressif entre l'individu et le monde extérieur, a également assisté, à sa
fin, à l'apparition de la psychanalyse. C'est comme si, ayant mis l'espace
externe à une distance rassurante, on avait frayé le chemin pour l'exploration
de l'espace de l'intimité. En fait, le contrôle du temps, par l'entremise de
moyens de transport de plus en plus rapides, portait déjà la promesse de
l'extinction du temps de voyage — même que de manière asymptotique —,
c'est-à-dire, d'un temps chronologique et consciente que la psychanalyse, elle
aussi, met à côté. Chez Freud, ce processus peut être raconté comme une
histoire dont l'un des personnages principaux est le temps externe,
chronologique, celui de la conscience et du calendrier ; il devient personnage
d'un récit d'éloignement. Or, le temps est aussi protagoniste d'une fiction de
H. G. Wells, La machine à explorer le temps, où le temps physique,
détourné de sa chronologie habituelle, devient l'objet de manipulation des
autres personnages et, bien entendu, du hasard. Nous avons là une autre
coïncidence intéressante : Sigmund Freud est né en 1856 et décédé en 1939 ;
Herbert George Wells a vécu de 1866 à 1946. Tous deux sont pratiquement de la
même génération. Tous deux ont publiés leurs premiers ouvrages importants en
1895 : Études sur l'hystérie, de Freud, et La machine à explorer le
temps, de Wells. Ainsi, la psychanalyse, des moyens de transports de plus
en plus rapides, des spéculations scientifiques approchant
En
quelque sorte, l'histoire des outils de stockage du temps se reporte à
l'accumulation et à la transmission d'informations. Garder des connaissances,
des savoirs traditionnels, des faits importants, des processus technologiques,
des stratégies de gestion, tout cela a toujours été une façon de vaincre le
temps, en prenant le pas sur l'oubli. C'est comme si, avec les informations, le
temps lui-même pouvait être stocké et mise à disposition pour se laisser
manipuler, quand il était nécessaire ou souhaitable. C'est pourquoi on peut
dire que l'histoire du stockage du temps peut être aussi raconté comme le récit
d'une divinisation de l'humain. Dans les mythes traditionnels, on raconte que,
au travers et au moyen des dieux, les sociétés humaines ont acquis la capacité
de garder et de transmettre leurs connaissances : ces dieux ont créé l'écriture
et l'ont donnée aux hommes ; ils ont inspiré des artistes pour la création de
sculptures et de peintures. Or, ces mêmes récits mythiques à propos des dieux
gardaient également les traditions, les savoirs, les coutumes et l'histoire
d'un peuple donnée. De tels récits, grâce à leur mouvement incessant dans
l'espace culturel de ce peuple, permettaient aux hommes une participation
active dans ce processus de garder des informations. Tels ses dieux, ils sont
devenus capables de stocker les temps. Les récits qu'ils apprenaient des
ancêtres mythiques ne pouvaient être transmis qu'à travers la participation de
différents individus : des chamans, des sorciers, des prêtres ou encore des
hommes communs. Il ne suffisait donc pas d'être inspiré et d'avoir connaissance
du mythe : il était nécessaire l'intervention humaine. C'était cette invention
humaine qui, au fur et à mesure, complétait et substituait la création divine.
C'est ainsi que, après coup, ces récits mythiques ont été assimilés en
définitif au profane et à des actions non plus rituelles. Ce processus de
stockage d'informations, commençant par l'oralité et, après, par la sculpture
et la peinture, s'est étalé avec l'écriture, est passé par la photographie et
par le film, en arrivant par là, aujourd'hui, aux mémoires électroniques de
l'informatique. Pendant tout ce parcours, on remarque un effort cohérent et
constant pour resserrer des informations, en multipliant non seulement leur
quantité, mais les détails qui les caractérisent. Il y a quelque temps, j'ai
participé à un débat où l'un des intervenants affirmait, les yeux voraces et la
bouche tremblante, que l'humanité disposait déjà de mémoire électronique
suffisante pour stocker toute la connaissance de l'homme. Je ne me suis jamais
rendu compte s'il brandissait cette phrase comme menace ou comme promesse. Sans
doute, comme menace. Aussi, il ne remarquait pas qu'il parlait plus ou moins
comme le narrateur de la nouvelle "Funes el memorioso", de Jorge Luis
Borges:
Nosotros, de un vistazo, percibimos tres copas en una mesa; Funes, todos
los vástagos y racimos y frutos que comprende una parra. Sabía las formas de
las nubes australes del amanecer del 30 de abril de 1882 y podía compararlas en
el recuerdo con las vetas de un libro en pasta española que sólo había mirado
una vez y con las líneas de la espuma que un remo levantó en el Río Negro la
víspera de la acción del Quebracho. Esos recuerdos no eran simples; cada imagen
visual estaba ligada a sensaciones musculares, térmicas, etcétera. Podía reconstruir todos los
sueños, todos los entre sueños.
Dos o tres veces había reconstruido un día entero; no había dudado nunca,
pero cada reconstrucción había requerido un día entero. Me dijo: "Más
recuerdos tengo yo solo que los que habrán tenido todos los hombres desde que
el mundo es mundo". Y también: "Mis sueños son como la vigilia de
ustedes". Y también, hacia el alba: "Mi memoria, señor, es como
vaciadero de basuras". Una circunferencia en un pizarrón, un triángulo
rectángulo, un rombo, son formas que podemos intuir plenamente; lo mismo le
pasaba a Ireneo con las aborrascadas crines de un potro, con una punta de
ganado en una cuchilla, con el fuego cambiante y con la innumerable ceniza, con
las muchas caras de un muerto en un largo velorio. No sé cuántas estrellas
veía en el cielo.
Tel
le cas de Funes, les technologies de stockage d'informations semblent arriver à
un paroxysme : on garde de plus en plus de détails, on s'impose l'obsession de
ne rien perdre, de ne rien oublier, comme si tout était également important,
incontournable, pressant. Toutefois, ce qui constitue une menace pour les uns,
l'étonnement pour le narrateur de « Funes » et souffrance pour Funes lui-même,
peut se transformer, d'une part, en fiction chez Borges, par le moyen de cette
obsession qui gagne de l'essor à partir des années 1850 (ce n'est pas une
coïncidence, que ce soit justement l'époque où se déroule le récit de « Funes
»). En ce qui concerne les technologies et les processus technologiques,
d'autre part, cette « infinitisation » de la mémoire est sûrement une
impossibilité, malgré les acclamations des intégrées et les cris de colère des
apocalyptiques. Une mémoire électronique et informatique capable de tout
stocker pourrait être considérée comme une hiérophanie directe et immédiate,
une transformation d'outils en éléments supra-humains. Rêve pour les uns,
cauchemar pour les autres, mais impossibilité pour tous : tout connaître présupposerait
également avoir une connaissance seconde de la connaissance première. Or, une
telle chaîne de connaissances ne s'arrêterait jamais, nous aurions à garder
aussi une connaissance troisième de cette connaissance seconde, et ainsi de
suite. Aussi, comment les pannes, les défaillances, les erreurs, les échecs
seraient-ils incorporés à cette mémoire prétendument totalisatrice ?! En fait,
même dans cette époque de mémoires électroniques et informatiques à la capacité
étonnante, tout se joue toujours entre garder et perdre, entre se rappeler et
oublier. Dans un certain sens, les mémoires des ordinateurs représentent, même
dans le sens théâtral, ce jeu. Les mémoires ROM (Read Only Memory en
anglais), le plus souvent, ne se donnent qu'à lire, ne peuvent pas être
réécrites, effacées, altérées. Nous pourrions apprendre avec elles que garder
toujours les mêmes informations (comme elles le font habituellement), ce n'est
pas la même chose que se rappeler ; c'est surtout emprisonner le savoir. Et un
savoir emprisonné peut être beaucoup de choses, mais, sûrement, ce n'est plus
du savoir. Les mémoire RAM (Random Access Memory en anglais) sont à
l'autre extrémité de cet éventail : elle ne sont que volatilité incessante,
fugacité au niveau maximum. En l'occurrence, le hasard est le chef d'orchestre,
en écrivant des données où, auparavant, il y avait d'autres informations. C'est
lui qui efface progressivement les vestiges d'une drôle mémoire qui marche
lorsqu'elle disparaît, qui fonctionne le mieux lorsqu'elle s'efface sans arrêt.
Pour les mémoires RAM, savoir, c'est oublier, c'est-à-dire, effacer les
informations qui avaient été écrites lors de l'utilisation précédente de
l'ordinateur. Ici, le présent est le seul temps disponible, un présent éternel
d'une mémoire qui ne peut que perdre sans cesse la mémoire.
Ces
outils de stockage du temps nous racontent, donc, une histoire qui n'est pas
liée à l'exhibitionnisme de données des mémoires informatiques, à la surface
tamisée de la feuille blanche de papier dépeint par la teinture noire des
lettres, aux substances chimiques qui forment des photos ou des images en
mouvement. Aussi, ces outils devraient nous faire remarquer un enjeu très
important, soit en ce qui concerne la technologie, soit pour ce qui est de
l'écriture fictionnelle contemporaine : ce qui est en jeu actuellement, dans
l'informatique, ce n'est vraiment pas la taille de la mémoire électronique, ce
n'est pas non plus l'expansion en continu de la capacité de stockage de
données. Ce qui devrait attirer notre attention, de plus près, seraient les stratégies
d'oubli. S'il est possible et même envisageable que nous racontions
l'histoire des mémoires informatiques, nous devons le faire pour comprendre
quelles seraient les stratégies d'oubli qu'elles entraînent pour notre
société contemporaine. Chaque époque, chaque culture, chaque société a ses
façons d'oublier. Dans notre époque de frénésie informatique, nous sommes déjà
en train de développer de différents modes de construire l'oubli. Raconter ce
genre d'histoires, des histoires sur et de l'oubli, voilà le défi auquel
doivent faire face les fictionnistes, narrateurs et écrivains, les décennies
qui viennent. Et raconter l'oubli ne signifie pas en faire le thème de nos
histoires, mais d’en faire une stratégie d'intégration des outils et des
technologies du cyberespace à la création fictionnelle.
* *
*
L'écriture
fictionnelle dans le cyberespace est toujours racontée comme si c'était
l'histoire de l'adaptation (ou de la soumission) du fictionnel à l'informatique.
En fait, il nous faut aussi raconter une autre histoire, nous devons proposer
une perspective opposée : comment le fictionnel nous ferait lire, utiliser,
déformer, transformer le champ informatique ? C'est ainsi que, en associant ces
deux perspectives, d'innombrables histoires des technologies, de techniques et
des sciences pourraient être racontées. Cela faisant, nous trouverions de
nouveaux gestes et possibilités d'expression fictionnelle. Par exemple, il
serait sans doute possible de revoir, reprendre et modifier le rôle du
narrateur, ainsi que les perspectives de narration, si nous associions à nos
récits l'histoire des instruments technologiques censés mesurer ou dessiner
l'incertitude. Nous aurions là un parcours qui commence par l'observation de
étoiles, passant par la boussole, pour arriver aux modernes appareils de GPS
(sans oublier l'influence paradigmatique du Principe de l'incertitude de
Heisenberg). Nous pourrions y lire l'histoire d'outils qui essaient de
construire une exactitude grandissante pour la détermination de la positon
physique d'objets ou de personnes, dans une époque où les positions physiques
et idéologiques tendent à une fugacité pragmatique.
De
toute façon, ce que je propose ici, ce n'est plus que quelques incursions dans
les terrains de la fiction, de la littérature, de la science et de la
technologie. Il faut en retenir non seulement l'effort d'appréhender la
technologie et de mettre à profit quelques instruments technologiques, pour y
développer des récits fictionnels, mais le travail de commencer par les récits
fictionnels, pour, ensuite, exprimer la manière dont nous, les hommes de
lettres du XXIème siècle, considérons et utilisons science et
technologie, surtout dans ces années de haute saturation technologique .
<REVISTA TEXTO
DIGITAL>
[1] MERLEAU-PONTY, Maurice. Phénoménologie
de
[2] VIRILIO, Paul. Cybermonde. La
politique du pire. Paris: Les Editions Textuel, 1996, p. 74.
[3] CALVINO, Italo. Les Villes Invisibles
[4] Op. cit., p. 79. Il est à remarquer, tout de même que le'auteur de Cybermonde
ne voit pas qu'Auschwitz et Hiroshima n'ont jamais été des histoires
particulières !
[5] VIRILIO, Paul. A Arte do Motor. São Paulo: Estação Liberdade, 1996, p. 62.
[6] Id., p. 66.
[7] ROSSI, Paolo. Os Filósofos e as Máquinas. São Paulo: Companhia das Letras, 1989, p. 13.
[8] Id., p. 38.
[9] Il faut regarder le Prix Ig Nobel,
qui a lieu toutes les années. Consulter http://www.improb.com/ig/ig-top.html.
[10] Provisoirement, appelons-les de cette
façon!
[11] Ici on peut parler, certes, des récits
qu’André Jolles a exploré à travers les formes simples: légende, saga, mythe,
devinette, dicton, etc.
[12] Em l’occurrence, je ne peux oublier le
cours organisé par Marcos Palácios, professeur à l’Université Fédérale de
Bahia, portant sur hypertexte et fiction littéraire, toujours disponible sur
www.facom.ufba.br/sala_de_aula/sala2.html.
[13]
[14] Surtout Se una notte d’inverno um
viaggiatore.