<REVISTA TEXTO DIGITAL>

ISSN 1807-9288

- ano 5 n.2 2009 –

http://www.textodigital.ufsc.br/


 

 La technologie : un récit

 

  

 

Alckmar Luiz dos Santos

Université Fédérale de Santa Catarina, Brésil

Chercheur au CNPq

alckmar@cce.ufsc.br

 

 

RÉSUMÉ: Lire la technologie, voilà un exercice que l'on fait depuis longtemps ; il en va de même pour la lecture de la technologie associée à l'art. Toutefois, pour ce qui est des relations entre technologie et art, on a toujours eu recours à des perspectives tout au moins étrangères à l'art lui-même. Et la littérature, certes, n'y a pas échappé. Ce que l'on propose ici, donc, c'est l'inversion de cette situation. Pour ce faire, il faudra montrer, tout d'abord, que cette primauté de perspectives étrangères au champ littéraire ne reviendrait pas à une certaine naïveté et qu'elle n'est même pas exempte de conséquences. Un tel renversement nous permettra de découvrir des récits, les récits de la science et de la technologie, à partir des perspective littéraires qui sont les nôtres, échappant à la perspective évolutionniste souvent associée à la technologie. Aussi, raconter l'histoire de la technologie pourra nous donner une nouvelle manière de comprendre les récits que l'on construit et raconte, à présent, sur le Web, à l'aide des outils et des procédés informatiques.

 

 

ABSTRACT: This essay intends to discuss some aspects of contemporary technology and its relationships with arts, from the point of view of literature, specially narrative fiction. In other words, it tries to map the differences one can find out in telling stories WITH, AGAINST or OF a certain technological context. And, also, it tries to tell the story of technologies as it would be telling stories about technologies.

 

 

 

 

Io fingo o suppongo che qualche corpo o punto si muova all'ingiù et all'insù con la nota proporzione et horizzontalmente con moto equabile. Quando questo sia io dico che seguirà tutto quello che ha detto il Galileo, et io ancora. Se poi le palle di piombo, di ferro, di pietra non osservano quella supposta propor­zione, suo danno, noi diremo che non parliamo di esse.

E. Torricelli, Opere

 

 

Homo faber et homo narrator

 

Raconter une histoire, c'est toujours raconter une histoire avec, de ou, parfois, contre un certain contexte technologique. Or, raconter des histoires avec un contexte technologique, ce n'est qu'un truisme, car, dans tous les récits, des outils et des processus de maîtrise de la nature ont un rôle à jouer. Par ailleurs, raconter contre représenterait un choix de la stratégie narrative qui, en principe, n'appartiendrait pas à l'ensemble des éléments a priori de l'acte de raconter. Aussi, raconter des histoires d'un certain contexte technologique, cela serait, à première vue, un choix aussi légitime que celui de raconter contre, tous deux n´étant qu'un choix thématique. Toutefois, cela n'est pas si simple ! En fait, lorsqu'on raconte des histoires avec un certain contexte technologique, cela ne veut nullement dire que le récit s'y soumet passivement. Raconter entraîne une modification dans la manière dont on comprend et utilise ces technologies. Autrement dit, on change les significations que, jusqu'alors, on associait à ce contexte. Raconter n’importe quelle histoire, c'est aussi raconter l'histoire de la technologie au moment où s'est produit le récit, tout en modifiant les significations qu'on associait jusqu'alors aux technologies.

 

Toutefois, il se peut que même l'acte de raconter contre soit aussi raconter l'histoire de son contexte technologique. On peut penser, par exemple, au personnage Ned Land, de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne. Le narrateur du roman en fait un homme doué d'une force extraordinaire, associée à une grande habileté : "Adresse et sang-froid, audace et ruse, il possédait ces qualités à un degré supérieur, et il fallait être une baleine bien maligne, ou un cachalot singulièrement astucieux pour échapper à son coup de harpon." Pourtant, à la fin de la description, on voit surgir le harpon, justement l'outil qui exprimait sa supériorité envers des animaux. Ned Land était censé savoir, donc, que, sans l'instrument forgé en acier, à chaud, ses adresses, son sang-froid, son audace, ses astuces n'y seraient pour rien, contre des animaux si forts. Cela explique sans doute sa méfiance (transformée ensuite en rébellion ouverte) à l'égard du Capitaine Némo. Or, c'était justement Ned Land (et, pour ceux qui s'en souviennent, c’était Kirk Douglas, dans le film tourné par Disney) qui a été le leader de la révolte contre le commandant du Nautilus et de l'évasion des domaines de Némo. Ned Land avait déjà appris, grâce à son métier de harponneur, que la maîtrise et l'utilisation d'une connaissance technologique que d'autres ne possèdent pas, cela peut permettre de décider de leur destin, de leur vie ou de leur mort, tel les animaux qu'il affrontait lors de son travail quotidien. Somme toute, il a dû conclure qu'ils devaient développer une connaissance plus sophistiquée que celle de Némo, ou s'évader, sous peine de se faire utiliser comme les baleines l'étaient par les bateaux.

 

Il y a une curieuse coïncidence entre ce personnage de Verne et un autre, dont la trajectoire ne se trouve pourtant pas enrégistrée dans un roman, mais dans des traités d'économie, d'histoire ou de sociologie. Il s'agit de Ned Ludd, l’inspirateur des groupes de chômeurs qui, dans les dernières décennies du XVIIIème e dans les premières du XIXème siècles, fracassaient des machines et des installations industrielles, révoltés contre les technologies qui étaient censées détruire leur mode de vie par l´élimination de leurs emplois. Il convient d'interroger cette coïncidence entre Ned Land et Ned Ludd, qui s'avère plus complexe que la simple ressemblance de deux noms. Il n'est même pas hors de question que Jules Verne ait utilisé son personnage pour raconter une autre histoire, non celle-là qui présente le récit des aventures d'un fictif Capitaine Némo, homme scientifique capable de concocter les appareils les plus fantastiques, mais une autre histoire, cachée dans les plis du nom d'un personnage et dans les trames tissées par le narrateur, mis en opposition ouverte au commandant du Nautilus. Il est clair que Vingt mille lieues sous les mers, selon la perspective de son narrateur, nous raconte l'histoire du prodigieux avenir d'une civilisation qui est sur le point de maîtriser de nouvelles techniques et connaissances scientifiques. Quand on parle de ce roman, on aperçoit toujours un certain étonnement des lecteurs, impressionnés par la capacité de prévision de Jules Verne : les ampoules, les sous-marins, l'énergie atomique, de nouveaux moyens de production de nourritures, etc. Néanmoins, le roman raconte aussi l'histoire d'un personnage qui est en proie à la colère, ce Ned Land incapable de maîtriser ses instincts primitifs et destructeurs. Encore, si l'on s'astreint à ce manichéisme simplet et commode, s'approchant du livre par le biais de la thématique la plus évidente, on n'arrive pas à se rendre compte de quelques subtilités que l'on peut discerner dans la trame proposée par Jules Verne. En fait, la question la plus importante à poser, c'est : qu'est-ce que Vingt mille lieues sous les mers raconte avec, de et contre la technologie ? Aussi, de quelle manière on pourrait juxtaposer ou même associer ces trois perspectives ? Or, la présence de la technologie a été déjà beaucoup étudiée, depuis la parution du roman ; pour ce qui est contre la technologie, on a les exemples du conflit de Ned Land et de la solitude de Némo (qui ressemble à celle du savant Arne Saknussem, de Voyage au Centre de la Terre) ; toutefois, cet enjeu devient bien plus compliqué si l'on a l'intention de découvrir ce que ce récit fait avec la technologie, surtout si l'on veut aller au-delà des lectures banales qui n'explorent que le thème de la technologie. Il n'en reste donc pas que de penser comment le roman permettrait de juxtaposer ces trois perspectives. Or, s'il le permet, cela pourrait se donner dans la manière dont il rend possible de fictionnaliser, en cachette, l'aventure scientifique et technologique de l'homme occidental. En fait, la fiction scientifique, telle que l'explore Jules Verne, envisage une incorporation du technologique au fictionnel, c'est-à-dire, une assimilation de la science et de la technologie au littéraire — effort de création qui est nettement différent de ce que l'on voit, par exemple, au cinéma contemporain — . Autrement dit, il ne s'agit donc pas d'enquêter comment une épistème donnée, celle d'une partie des sociétés occidentales du XIXème siècle, a permis l'apparition d'un certain type de narration, à partir d'un certain éventail de possibilités thématiques, mais de vérifier comment on pourrait lire les sciences et les technologies à partir du fictionnel, comment on pourrait les comprendre aussi comme des exercices de fantaisie et d'imagination. Il s'ensuit que même les répercussions technologiques de la science peut être envisagées, dans les limites de la littérature, comme des exercices de fiction, comme des constructions de la fantaisie. C'est ce que fait Italo Calvino, par exemple, avec ses Cosmicomics, reprenant à sa façon et brillamment le chemin indiqué par Jules Verne. Pour quelques lecteurs du romancier français, donc, les ampoules électriques, les sous-marins, l'énergie atomique, ainsi que les équations de Maxwell, les transformées de Lorentz et les expériences de Mendel deviennent des éléments que l'on peut associer à l'univers romanesque et, partant, qui peuvent être soumis à la fiction. Mais on ne peut nullement en conclure qu'on défend ici la thèse séductrice selon laquelle science et technologie ne sont que des entreprises fictionnelles. Elles ne sont pas que cela, mais elles le sont aussi ! C'est pourquoi on a le droit d'être contre l'une et l'autre, comme le fait Ned Land lorsqu'il attaque Némo ; ou, alors, comme Ned Ludd et son cri de colère adressé aux patrons de l'industrie textile britannique. C'est justement cette possibilité d'être contre la science et contre la technologie qui rend possible la fiction scientifique comme genre littéraire, en même temps qu'elle permet de prendre possession de la science et des techniques comme des éléments que l'on peut incorporer à l'imaginaire et les utiliser dans l'espace littéraire. D'ailleurs, il n'y a là aucune nouveauté  !

 

 

D'autres récits

 

Il y a d'autres manières de raconter l'histoire des techniques et des sciences, de les comprendre comme des objets de lecture, et non pas comme des vérités objectives ou des processus empiriques, sans que l'on passe obligatoirement par le littéraire. En l'occurrence, les exemples sont innombrables, depuis les premiers balbutiements de la philosophie en Grèce. Toutefois, on doit porter notre regard à quelques tendances qui, même si elles ne sont pas récentes, ont gagné une certaine réputation grâce à leur capacité pour s'assimiler à de diverses tendances des spectres philosophique, politique et scientifique. Umberto Eco, dans son Apocalyptiques et Intégrés les a décrit de manière remarquable. Même s'il les a divisées seulement en deux tendances, ébauchant un portrait quelque peu manichéiste, il n'a pas perdu la main et en fait une description complète et profonde. Par ailleurs, malgré cette simplification qui nous menace à tous, tout le temps, personne ne peut dénier que, le plus souvent, on entretient des rapports ambigus avec la technologie et la science (et il arrive souvent de confondre l'une et l'autre), en allant de la sujétion au refus, en un clin d'oeil. Et cela est encore plus aigu dans les sciences humaines, toujours peu imbues de leur statut de science. Même chez les auteurs plus récents, comme Janet Murray, l'auteur de Hamlet on the Holodeck, ce manichéisme ne cesse de faire des ravages.

 

Pour ne pas aller trop loin, on peut sans doute prendre l’écrivain américain Alvin Toffler comme l'exemple de l'explosion de l'enthousiasme intégrée, à partir de la parution de Future Shock (en 1970), complété par The Third Wave (1980). En fait, plus qu'une radicalisation de cette mentalité intégrée, ses oeuvres ont transformé en spectacle et en massification une tendance antérieure aux années 70. Cependant, à cette époque, la spectacularisation était déjà comprise et exhibée comme la seule nouveauté possible, dans une société qui commençait à se faire contrôler pas les moyens de communication de masse.

 

Dans Future Shock, Toffler abordait des thèmes tels « la mort de la permanence », « l'impulsion accélerative », « le rythme de la vie », en décrivant quelque chose comme une fuite en avant dont il ne s'en rendait même pas compte. Si la permanence se meurt, cela signifie que demeurer, c'est mourir. Le rythme de la vie ne se fait orchestrer que par l'accélération, et celle-ci devient signe de la vie et indice de prospérité et de sagesse. Que resterait-il à l'homme ? Sans doute, essayer de se mouvoir dans cette selva selvaggia et technicisée, tout en cherchant à élargir constamment ses « limites d'adaptabilité » (ce n’est pas un hasard s’il s’agit du titre de l'un des chapitres de Future Shock), en construisant des « stratégies de survie » (idem), en transformant l'avenir en besoin immédiat de modifier sans cesse ses habiletés et ses caractéristiques pour faire face aux changements continuels de la société. Or, pour décrire sont future choquant, Toffler ne laisse pas d'évoquer les fantômes de l'évolutionnisme du XIXème siècle, ou bien un darwinisme mal déguisé qu'il transplante du biologique pour l'enfoncer dans le social (et l'on sait très bien qu'il n'a pas été le premier à ce faire).

 

Pour Alvin Toffler, tous les changements de la vie contemporaine n'existeraient qu'en raison des changements eux-mêmes, ce qui donne la figure d'un cercle vicieux ou vertueux (bien entendu, selon la perspective apocalyptique ou intégré qu'on choisirait). En bref, malgré toutes ses tentatives pour décrire et expliquer le début d'un tel processus, on comprend qu'il insiste sur le fait que les changements auraient pour raison et motif les changements. C'est curieux que Toffler ait associé au monde occidental des années 70 un processus en tout semblable à celui inventé par Alfred Jarry dans son récit Le Surmâle, de 1902 (à l'évidence, sans que l'écrivain américain connaisse le bouquin de Jarry). Dans ce livre, l'auteur de l’Ubu-Roi conçoit ce qu'on pourrait décrire comme une communion directe entre biologique et technologique. Les impulsions du corps seraient enchevêtrées aux pulsions de la pensée, tous deux conduits par des principes mécaniques qui seraient censés effacer les frontières entre l'un et l'autre. La vieille dichotomie entre matière et esprit, que Descartes avait tenté de résoudre par le biais de l'union substantielle corps-âme, aboutissait à un petit roman évoquant la physique newtonienne, surtout le principe de l'inertie, alors que la révolution de la science contemporaine du XXème siècle entrait déjà en scène. En fait, en 1902, Lorentz remportait le Prix Nobel pour ses études sur la radiation électromagnétique, le même Hendrik Lorentz qui, deux ans plus tard, en 1904, donc, proposait des équations mathématiques (les Transformées de Lorentz) décrivant des effets tels l'augmentation de la masse, le rétrécissement de l'espace, la dilatation du temps, des phénomènes faisant partie d'une théorie proposée, un an après, 1905, par Einstein. Toutefois, Alfred Jarry ne s'occupe pas de la science d'une époque, ni de l´état technique d'une certaine société, dans un certain moment de son histoire. Apportées au terrain du fictionnel, ces antiquailles de la physique du XVIIème siècle ne renvoient obligatoirement à des champs conceptuels, à des modèles épistémologiques reconnaissables. Incorporées à la fiction, elles donnent de la cohérence narrative à une situation où un être humain amplifie indéfiniment ses mouvements, impulsés à peine par sa volonté. L'inertie de Newton, associée à la volonté infinie de l'être humain, de Descartes, le tout bien mélangé dans et par l'espace littéraire, aboutissent au surmâle de Jarry et, plus important, à la fictionnalisation de paradigmes philosophiques et physiques déjà désuets. Par conséquent, nous pouvons lire, dans l'ouvrage d'Alfred Jarry, l'ancienne physique newtonienne et aussi la nouvelle, la Relativité, mais par un autre biais, non plus celui des modèles épistémologiques et de l'expérimentalisme scientifique.

 

Il est clair qu'on s'est trop éloigné de Toffler et de ses chocs du futur. Toutefois, cette discussion a sans doute permis de comprendre la façon dont l'assimilation de techniques et de paradigmes scientifiques peut être fort intéressante et fertile dans le champ littéraire. En l'occurrence, on n'a pas à se soumettre aux besoins d'une prétendue vérité immédiate découlant du seul champ scientifique et technologique. La vérité différée du littéraire nous autorise à mieux voir et à penser de manière plus profonde. Jarry, à vrai dire, renverse l'histoire des techniques et des idées, lorsqu'il ressuscite le cartésianisme et l'inertie de Newton, sans qu'il ait mis, jamais, sa création littéraire sous l'égide du mécanicisme newtonien ou de la science cartésienne. Au contraire, il donne survie à ces modèles de pensée, lorsqu'il les place non plus au rang des vérités scientifiques et métaphysiques, mais au rang des hérauts des farces et trappes littéraires. Certes, Toffler et Jarry font appel, tous deux, à des antiquailles scientifiques, pourtant il y a des différences remarquables et irréductibles entre l'un et l'autre, hormis le fait que Jarry est un fictionniste et Toffler ne l'est pas. Peut-être les deux en seraient ; parfois, aucun des deux ne l'est pas ! L'histoire de la technique et de la science, telle que la raconte Jarry, à sa manière, ne prend pas en considération et ne prend pas au sérieux le darwinisme auquel se soumet Toffler. Ou, alors, le positivisme auquel l'écrivain américain rend hommage. Or, ce même positivisme sera une influence jamais reconnue ni acceptée, mais suffisamment évidente, d'une autre icone des études socio-technologiques, le français Pierre Lévy.

 

Chez Pierre Lévy, partout dans son oeuvre, on repère très facilement ce qu'on pourrait appeler l’euphorie techniciste, pareille à celle qu'on retrouve chez Alvin Toffler. Il est clair qu'on ne peut laisser de reconnaître l'intérêt de ses intuitions, la manière dont il met l'accent sur les questions les plus importantes par rapport à l'internet. Toutefois, cela ne suffit pas à dissimuler le simplisme des réponses qu'il propose pour ces questions, la manière dont il essaie d'accommoder des faits, des processus, des objets et des techniques à quelques mécanismes réducteurs au moyen desquels il pense l'histoire, la société et la culture. Il n'est pas difficile de se rendre compte que ses conceptions de technique et de science ne parviennent pas à le faire comprendre les phénomènes concernés de manière ouverte et plurielle. Lévy semble avoir oublié la leçon de Bachelard : connaître un objet, c'est le rendre complexe. Il arrive souvent que la recherche obsessive pour des causalités univoques ou pour similarité, dans l'évolution des cultures, réduise excessivement les horizons d'observation et d'analyse. Si l'on prend, par exemple, L'Intelligence Collective, on s'aperçoit que son auteur croit fermement à une histoire (au singulier, et non pas au pluriel) des techniques ; on s'aperçoit qu'il raconte cette histoire comme si elle était au-dessus de notre historicité, oubliant ce qu'en a dit Merleau-Ponty : « L'homme est une idée historique et non pas une espèce naturelle. »[1]  Il s'ensuit immédiatement que l'histoire ( et non pas les histoires) de l'homme est subordonnée à l'histoire (encore une fois, au singulier) des objets culturels. Lévy arrive quasiment à défendre le principe que c'est le monde des choses qui invente l'homme, et non pas l'homme qui arrive aux choses et invente des manières de les raconter. Ensuite, le dernier pas peut être finalement franchi et Pierre Lévy en vient à réduire ces deux séries historiques à une seule, sans aucune ambiguïté, sans aucune pluralité. Si le cyberespace peut être assimilé au jardin des sentiers qui bifurquent de Borges, la perspective proposée par le sociologue français pour raconter l'histoire de sa genèse n'a rien à voir avec sa géométrie complexe et irréductible a tous les déterminismes. Au contraire, on dirait que, pour Lévy, tout doit être sacrifié dans l'autel de l'unitarisme, d'un modèle unificateur qui fait qu'il oublie la pluralité même du cyberespace. Pierre Lévy nous raconte, donc, un mythe, celui de la technologie créant une humanité, construisant des pensées, produisant des idées. A vrai dire, un mythe naïf comme celui-ci est une contradictio in terminis, car aucun mythe ne saurait être naïf. En l'occurrence, la technique n'est jamais neutre ; il n'est pas possible d'accepter qu'elle est ce personnage qui nous apporte toujours la prospérité et le confort.

 

Ci-dessus, on a parlé d'une certaine euphorie techniciste ; pourrait-on parler d'un luddisme raffiné, lorsqu'on analyse ce que raconte Jean Baudrillard de la scène contemporaine ? Il est sûr que la plupart de ses critiques aimeraient bien trouver des éléments confirmant ce jugement, en lui attribuant une myopie qui permet de voir les défauts, mais jamais les défaites de la technologie. Or, cela n'est guère juste, eu égard aux discussions de Baudrillard, car il ne s'en prend pas aux technologies, mais à une certaine manière de raconter l'histoire des techniques de production, stockage, contrôle et dissémination d'informations. Dans cette perspective, les histoires qu'il raconte parlent d'une lacune s’agrandissant dans l'intimité de chaque être humain, qui voit la plupart de ses gestes usurpés par des machines et des processus automatisants. Toutefois, Baudrillard ne prône nullement la destruction de ces techniques pour revenir à une époque antérieure qui, prétendument, pourrait rétablir quelques pré-conditions du bonheur social. Au lieu de préconiser une colère sainte contre ces objets sociaux qui nous dépouilleraient de parties de notre être, il essaie de raconter l'histoire de notre incapacité progressive de raconter des histoires et, encore pire, de raconter nos histoires à nous. Parfois, de théoriciens parlent de romans écrits pour en finir avec les romans. Baudrillard nous donne le récit d'un hyperréalisme qui serait sur le point de rendre impossible tout effort de construire des fictions. De la sorte, on voit accroître l'incapacité pour transformer en fiction nos expériences du monde vécu (qui sont, elles, des expériences de nous-mêmes). C'est pourquoi Baudrillard peut affirmer que tout métaphysique disparaît, car il n'existe plus le miroir de l'être et des apparences, du réel et de son concept. Or, cet hyperréalisme peut, sans aucun doute, effacer tout rapport d'analogie avec le réel : lorsqu'on insiste sur une représentation tournée de manière obsessive vers soi-même, elle n'est plus représentation. Jusque-là, nous sommes bien d'accord avec l’écrivain français ! Néanmoins, cet effacement des analogies, cette primauté d'un hyperréalisme auto-référent, tout cela n'est qu'une possibilité parmi d'autres. Et, pourtant, pour Jean Baudrillard, elle devient la seule possibilité que nous aurions devant nous. C'est comme si, dans Through the Looking-glass, se brisait le miroir par où Alice est passée d'un monde à l'autre, et cela entraînait la destruction du royaume du miroir, ainsi que du monde d'où elle est venue et vers lequel il n'y aurait plus de chemin.

 

Parfois, Baudrillard parle d'une perte totale de l'imaginaire, ce qui reviendrait à une perte de la rationalité du réel, réduit, celui-ci, à une opérationnalité exhaustive, répétitive et exclusive : rien ne serait en-dehors de cette opérationnalité, ce qui veut dire que tout ce qui y est n'a plus aucun sens. En fait, ce n'est pas difficile que de trouver des exemples de ce que nous raconte l’auteur de Simulacres et simulations. Toutefois, le plus intéressant, c'est de savoir quelle est l'histoire qu'il essaie de nous raconter, à contresens du mythe contemporain de la technologie, celui qui veut nous donner l'image d'une technologie toute-puissante frôlant la perfection. Ce qu'en dit Baudrillard est un récit élaboré qui ne se laisse pas raconter tout seul, qui ne surgit non plus comme espace de fictionnalisation exclusif. Cette histoire ne gagne du sens que lorsqu'elle se met à rebours des images qui revêtent et parent les technologies, qu'elle se met à contre-courant des histoires qu'on en raconte. Baudrillard a besoin de cette voix contemporaine qui se trompe et qui essaie de nous tromper, de ces récits de l'actualité, le mythe par excellence de notre époque, ce mythe d'une opérationnalité inépuisable et récursive, se vantant de la capacité des techniques pour transformer les défaillances en succès. Or, cela n'est plus un mythe du tout, même s'il se présente comme tel. Pour l'être, il y aurait besoin d'une autre sphère de sens, où ses certitudes, ses vaticinations, ses anticipations, ses prospections et rétrospections de l'histoire gagnent d'autres sens et, par ce même mouvement, puissent être remises en question. En bref, lorsqu'il se présente comme la seule possibilité de raconter la présence de la technologie à notre époque, dans notre société, ce prétendu mythe contemporain n'est aucunement un mythe, mais tout simplement un récit angoissé qui essaie à tous les coups d’attirer l'attention du lecteur et l'emprisonner dans ses trames. Aussi, s'il n'y réussit pas, il court le risque de perdre son sortilège. Or, le réel a besoin d'une enceinte bâtie sur l’imaginaire. C'est pourquoi ce récit contemporain qui raconte et célèbre, parmi d'autres, les technologies de l'informatique, lorsqu'on le présente comme le seul espace possible de fictionnalisation, il laisse d'être fiction, il n'est même plus un récit. C'est là, justement dans ce sillon, qu'on retrouve Jean Baudrillard : ces histoires n'existent qu'à partir de cette non-histoire, de ce mythe raté, de cette fiction faillie des technologies contemporaines. Il tire profit de cette tendance, de ce risque de perdre en définitif toute possibilité de raconter nos histoires à partir de la scène technologique. Il parvient à y enfoncer son récit et raconter une histoire, cette fois-ci un vrai mythe, contemporain, celui d'un hyperréalisme catastrophique. Si la célébration du technologique écarte toute contact avec l'imaginaire, Baudrillard entoure cette célébration d'imaginaire, en en arrachant son caractère d'opérationnalité autocratique. Nous avons là un curieux effet narratif : Baudrillard raconte une histoire seconde d'un histoire première ; il raconte, une deuxième fois, mais à sa façon, le récit contemporain de la technologie toute-puissante. Si cette dernière est le domaine de la simulation sans analogies possibles, sans référent au-dehors d'elle-même, Baudrillard la traverse avec le coin de l'imaginaire, il la raconte d'une autre manière, il l'insère dans une autre sphère de sens ou, pour suivre de plus près ses arguments, il rétablit la condition de possibilité des sens. Le philosophe français regarde notre scène contemporaine, où de nouveaux paradigmes sont engendrés, où on éprouve très facilement la sensation selon laquelle tout sens transcendantal devient un échec. Quoi faire, donc ? A partir de ce qu'il propose, nous pouvons raconter cette histoire d'une fin (possible et catastrophique) de l'histoire, sans que nous ayons à définir aucune fin définitive, aucun grand accident ultime. Cela faisant, nous pouvons donner à notre histoire une portée qui n'existe qu'au-dehors d'elle-même, dans la trame d'histoires différentes que nous pouvons toujours raconter, même si nous vivons des moments de dérive et de perte, où toute fiction paraîtrait épuisée. En fait, cet accident définitif et infranchissable peut être comme les tartares du roman de Dino Buzzati, Il deserto dei tartari. Le jeune officier Giovanni Drogo attend des années pour l'arrivée imminente des envahisseurs et meurt sans qu'ils arrivent, telle la situation qu'on a vécu il y a plus de cinq ans, le 31 décembre 1999, quand l'arrivée du bug de l'an 2000 était aussi inévitable que la charge des chevaliers tartares.

 

Aussi, parler de catastrophe imminente et définitive nous fait penser à Paul Virilio. Parmi les différentes histoires qu'il raconte, gagne relief celle du « grand accident ». Dans un essai intitulé "Quelques bonnes raisons d'entrer en résistance"[2], il affirme que "la mégacité, c'est Babel... et Babel, c'est la guerre civile!". Mais, est-ce qu'il n'y aurait pas un autre moyen de raconter les histoires de ces villes de béton, d'acier et d'information, des villes où le béton et l'acier sont peu à peu substitués par l'information ou, encore pire, pour des simulacres d'information ? Il ne serait pas possible de parler d'une ville où "parfois il me suffit d'une échappée qui s'ouvre au beau milieu d'un paysage incongru, de l'apparition de lumières dans la brume, de la conversation de deux passants qui se rencontrent dans la foule, pour penser qu'en partant de là, je pourrai assembler pièce à pièce la ville parfaite..." [3] ?! Ce n'est pas ce que nous raconte Virilio. Au contraire du personnage de Buzzati, il se rend compte que le temps est la vraie, la grande menace, le vrai envahisseur (mais qui, paradoxalement, fait de nous ce que nous sommes !). Toutefois, examinant de plus près ce qu'en dit Virilio, on pourrait conclure que ce n'est pas le temps, notre seul problème. En fait, nous accélérerions la trajectoire vers l'accident : "Nous sommes en phase d'assister à l'accident des accidents, à l'accident du temps. Ce n'est plus l'accident d'une histoire particulière comme l'ont été Auschwitz ou Hiroshima."[4] Et nous n'aurions plus d'yeux pour voir l'accident se préparant : on regarderait ses présages sans les voir.

 

Des fois, on dirait que Virilio raconte l'histoire peinte par Bruegel dans le tableau La Parabole des Aveugles, surtout lorsqu'il parle des « machines de vision ». Il y aurait dans ces machines non pas un ordre des raisons, tel le cartésien, mais une chaîne de déraisons où la cécité est condition sine qua non pour la vie dans cette collectivité technicisée. Le récit qu'il propose de « l'industrialisation du non regard »[5] contemporaine impose la conclusion que nous ne serions plus capables de réinventer l'homme ! C'est comme si les illusions devenaient les seules objectivités tangibles, faisant que tout se transforme immédiatement et irrémédiablement  en simulacres ! Ou comme si tous les vestiges de cette grande farce n'étaient plus farceurs, n'étaient même plus des vestiges, à cause de leur présence dévastatrice ! Ou comme si les vagues du grand accident, à cause de leur grande taille, en venaient à participer au paysage contemporain, à dessiner les physionomies des individus et les géographies des collectivités ! Néanmoins, il est bien possible de proposer une autre histoire, encore que cette trame racontée par Virilio ait lieu par-ci par-là, parfois avec une fréquence malcommode. Il est clair que nous pouvons toujours témoigner de ce mouvement véloce et accéléré, qui met en jeu des masques et des simulations, qui fait que vitesse et accélération soient les seules règles évidentes du jeu contemporain, mouvement qui estompe les physionomies des gens ainsi que la disposition interne de leurs intimités, qui ouvre ces intimités au regard externe, qui construit une fausse hyperacuité du paysage extérieur et d'autrui. Cependant, ce mouvement peut être démantelé, lorsqu'on l'oppose à un geste créatif, celui qui découvre une certaine vitesse de narration, une perspective fictionnelle donnée, quelque fréquence de résonance faisant vibrer et exploser et les simulacres et les masques, qui pousse notre récit selon des rythmes tout à fait différents de ceux des grands récits technologiques contemporains (qui survivent, même par temps de post-modernité !). Par ailleurs, ces grandes récits technologiques s'obstinent toujours à établir des liaisons immédiates entre les techniques et les arts, en prônant, bien évidemment, la primauté des premières. Il n'est pas question, donc, de récuser obstinément, tel un luddiste anachronique, toute liaison entre les unes et les autres, mais de jouer le créateur, plutôt que l'ingénieur[6].

 

Paolo Rossi fait le jour sur ces questions de manière fort intéressante, avec un essai qui date des années 60 et qui s'avère toujours très actuel : I filosofi e le macchine. Il s'agit d'une étude qui nous raconte l'histoire des rapports entre art, science et technologie, dans la période qui va de l'effervescence du Quatroccento au XVIIIème siècle. Toutefois, à partir de cet intervalle, notre lecture peut élargir les questions que propose Rossi et remettre en question ces rapports, surtout en ce qui concerne notre époque. Il est alors possible de raconter une autre histoire, d'une autre manière : la façon dont l'art peut donner de nouveaux outils à la technique, alors que celui-ci apprend à celui-là de nouveaux processus. On découvre donc un nouvel espace de dialogue où art, science et technique ne se s'accommodent plus aux rôles qui leur était assignés auparavant. Autrement dit, il ne faut pas faire le procès de la modernité, par le biais de ses technologies de production en lui donnant un sens unique, soit positif, soit négatif[7]. Il s'agit, au contraire, de faire le récit des manières dont on tisse des dialogues entre des individus de spécialités différentes ; il s'agit de découvrir ou même de construire de nouveaux sens, dans les technologies de production, ainsi que dans les techniques de création. En l'occurrence, art, science et technologie s'enchevêtrent les unes aux autres de manière extrêmement complexe (mais indéniable). Personne n'arriverait à mesurer avec précision l'influence des sciences et des technologies dans la création artistique. Pourtant, le contraire est aussi vrai : les influences apportés par l'art aux sciences et aux technologies sont également innombrables : par exemple, il est sûr que quelque chose de l'anatomie et de l'optique, quelques éléments du calcul, de la perspective et de la géométrie doivent leurs sens et leurs processus d'utilisation à la création artistique qui leur était contemporaine. On raconte fréquemment l'histoire de l'influence des sciences et des techniques dans la création artistique (et le cas des rapports entre la photographie et la peinture impressionniste est remarquable). Mais on raconte très rarement cette histoire dans le sens opposé, c'est-à-dire, l'histoire du rôle très important joué par les techniques de création artistique dans les sciences et dans les technologies. Et il faut souligner qu'il ne s'agit pas que du travail de vulgarisation ! Comme l'indique l'essayiste italien, les projets techniques de Da Vinci n'obéissaient pas qu'aux exigences d'ordre fonctionnel ou aux critères économiques ; ils misaient aussi sur la gratuité[8] ! C'est pourquoi nous pouvons dire qu'il y a une gratuité qui hante nécessairement la technologie et la science[9]. Et cette gratuité ne peut être comprise tout simplement comme une déviation artistique de la technologie et de la science, mais aussi et surtout comme une influence indispensable que l'art apporte à l'une et à l'autre, en les associant à des logiques d'utilisation et à des sens culturels qui ne leur étaient pas destinés en principe.

 

Il faut souligner que la rencontre des peintres et des sculpteurs, avec les ingénieurs, les artisans et les constructeurs de machine, comme l'indique Paolo Rossi, ne se faisait pas entre des professionnels de domaines et regards différents, qui partageraient un même espace de création et travail. En fait, c’étaient des regards et des perspectives différents issus d'un seul individu : un même arsenal de geste expressifs et créatifs mis en oeuvre par une même personne et qui ne distinguent pas le géomètre de l'artiste. Et, ainsi qu'au début de la Renaissance, peut-être plus qu'en d'autres occasions, nous pouvons aujourd'hui raconter une histoire semblable de convivialité entre des techniciens, des artisans et des artistes : il suffit de changer « techniciens, artisans et artistes » par « informaticiens, ingénieurs en informatique, webmestres et cyberartistes ».

 

Pour ma part, j'essaie également d'établir une série de dialogues dans cet essai. Cependant, il ne s'agit pas que de dialoguer de manière créative et critique avec des contextes technologiques spécifiques, mais, surtout, de chercher à raconter une autre histoire portant, certes, sur ces rapports entre art, science et technologie. Et quelle serait donc cette histoire ? Justement celle qui nous permet de nous approprier les processus et les outils informatiques, sans que l'on ait à raconter ou accepter la primauté des simulacres et de l'hyperréalisme, ou la fatalité insidieuse des grands accidents ! Et, à ce moment, je me donne le droit de ressusciter, moi aussi, mes antiquailles, dans l'espoir qu'elles nous aident à mieux comprendre les possibilités que nous avons de raconter, sans arrêt mais toujours de manière différente, ces rapports entre techniques, sciences et arts (notamment la littérature et, parmi les espèces littéraires, spécifiquement la fiction). Il va sans dire que, lorsque j'évoque l'acte de raconter une histoire de ces relations, je pense aux récits qui se produisent grâce à l'informatique. La construction de récits dans le cyberespace, encore qu'elle ait derrière soi une tradition assez forte, ne s'est pas encore frayé un chemin assez distinct. Or, ce chemin ne sera pas mise en oeuvre à partir du zéro, mais devra rendre compte d'au moins trois actions : raconter, vivre, représenter. A ce propos, je n'oserait pas parler de formes simples des fictions créés dans le cyberespace, mais il n'en reste pas moins que l'on peut penser à la manière dont ces trois éléments sont présents dans l'horizon d'attente et de possibilités des lecteurs et des écrivains[10]. Raconter concerne beacoup de choses, mais, pour simplifier, associons-le aux récits traditionnels[11]. Vivre, on ne va pas le prendre, bien entendu, dans ses sens les plus généraux ; ce mot renvoie, ici, aux récits qui sont produits et disséminés à travers les chats, les communautés virtuelles (comme Orkut), ou même dans ce que Janet Murray appelle holodeck. Finalement, représenter porte sur les jeux (dans une gamme qui va du RPG aux MUD's et MOO's). L'apparition et la propagation de récits fictionnels surgissant et se propageant dans le cyberespace sont sûrement liées à quelque compromis, en proportions variées, entre ces trois possibilités. Néanmoins, pour établir une typologie quelconque pour les cyberrécits, nous aurons à nous rapporter au fond sur lequel ils se dessinent. Mais ce fond impose un dialogue incessant avec les technologies de l'informatique. Une solution facile (et fausse !) consisterait à comprendre les techniques et les sciences comme des thématiques de ces récits. Pourtant, ce qui doit nous intéresser, c'est de comprendre comment science, technologie et fiction littéraire, dès le début, ont établit des rapports assez complexes, des influences mutuelles. Cela faisant, nous pourrons sans doute mieux comprendre ce qui se passe actuellement à l'internet[12]. C'est ce que nous allons faire, à titre d’exemple, dans les pages qui viennent, à travers l'étude des technologies associées au temps.

 

 

Technologie et temps

 

C'est quasiment un truisme que d'affirmer que temps et rythme sont des éléments sine quibus non de tout récit. Des formes simples de Jolles aux hyperfictions sur internet, les rythmes de la trame, de la narration et de la lecture se juxtaposent aux différents plan temporels qu'on apporte à l'espace fictionnel. La manière dont chaque époque développe des techniques et des modèles  scientifiques associés au temps, en vient à influencer l'échafaudage temporel des récits que l'on y raconte. Dans le récits de chaque période, nous retrouvons des vestiges ou des fondements de sa vision de monde, selon la manière dont le récit s'organise. A partir de là, on distingue la façon dont récit, temps raconté, temps lu et temps vécu surgissent devant, pour et par le lecteur. Toutefois, ce qui nous intéresse de plus près dans les récits fictionnels, ce n'est pas que les traces de la vision de monde de leur époque, avec ses architectures sociales, ses paradigmes scientifiques, ses processus et outils technologiques, mais, surtout, l'opportunité de lire, dans tous ces processus technologiques, une histoire sachant échapper aux injonctions ou aux schématismes des paradigmes scientifiques courants ou dominants. Il faut souligner que nous ne nous occupons pas des interférences ou des influences de la technologie dans la manière dont on raconte des histoires. Nous ne voulons pas recenser les modèles technologiques et scientifiques associés au temps, dans les récits, mais, tout au contraire, nous proposons en fait construire un récit des modifications que ces modèles ont subies. Ainsi, notre intention est de raconter l'histoire de quelques-uns des processus et des outils technologiques associés au temps, en nous servant des processus et des outils de l'espace fictionnel de la littérature. Pour ce faire, nous pouvons penser à quatre possibilités : les appareils de comptage du temps ; les instruments de contrôle du temps ; les outils de stockage du temps ; les stratégies d'oubli. Ainsi, lire la technologie, c'est la condition nécessaire, quoique insuffisante, pour un dialogue plus productif entre récit et outils technologiques, surtout lorsqu’un tel dialogue s'établit dans les conditions, qui sont les nôtres, de haute saturation technologique (plus que scientifique).

 

Pour lire la technologie par l'entremise de ses appareils de comptage du temps, nous pouvons ébaucher un parcours qui, grosso modo, va de l'horloge solaire à la montre électronique. Les horloges solaires ont été développées par les différentes civilisations, depuis l'aube de l'humanité, et étaient associées à des installations rituelles et liturgiques. Elles célébraient le calendrier des années et des siècles, plutôt qu'elles n'enregistraient le passage des instants, à proprement parler. Pour leur part, les montres électroniques représentent une appropriation individuelle des rythmes de la société contemporaine, ainsi que l'exigence d'accommodation du rythme de chaque individu à des intérêts qui lui sont extérieurs. Quelle histoire, donc, pouvons-nous composer, à propos de ce passage de l'horloge à la montre, sans qu'on succombe aux désorientations d'une frénésie évolutionniste voulant nous imposer l'idéal d'un progrès linéaire ou constante ? Commençons, alors, pour approfondir les différences entre l'une et l'autre. Pour ce qui est de l'horloge, son énergie, pour ainsi dire, provenait de l'extérieur, c'est-à-dire du soleil. Même par temps nuageux, il était possible de mesurer le temps. Toutefois, pendant la nuit, cette opération n'était pas possible. Dans ce sens, c'est comme si le soir franchissait l'homme du fardeau du temps. Par ailleurs, l'horloge solaire demandait ou imposait une lecture publique. Son espace était l'espace de la collectivité. Autrement dit, son temps ne se présentait aux individus qu'en partage. Aussi, le temps n'était donné à l'individu que s'il était donné aux autres. De son côté, la montre électronique ne requiert que la lecture en solitaire. Son temps est celui d’une fermeture quasiment solipsiste. Quand nous observons les métropoles actuelles, avec les personnes portant, chacune, une montre, au bras, dans les agendas, dans les téléphones mobiles, dans les sacs ou les serviettes, nous pouvons quasiment affirmer que chacun construit et habite sa propre temporalité. En l'occurrence, le temps n'est du temps que s'il appartient à une seule personne. L'horloge solaire devait être observé de loin, à distance ; parfois, il faisait même l'objet de révérence. La montre électronique, selon une logique d'incorporation au vêtement, paraît mettre le temps à la portée de la main et sous le contrôle de chacun ! Par conséquent, de l'un à l'autre, de l'horloge à la montre, on transite du mythe à l'illusion. Et nous avons là une histoire qui est quasiment le récit d'une descente aux enfers : du soleil à la pile, du ciel au bras, du supralunaire au sublunaire. Mais que l'on ne lui attribue pas une clôture nécessairement tragique : de ces descentes, on peut revenir vaincu, comme Orphée, certes, mais aussi plus sage, comme Ulysse. L'illusion, lorsqu'elle se soumet à la fiction littéraire, peut nous apporter une connaissance qui ne se plie plus aux utilitarismes immédiats de la technologie et des outils. L'illusion d'un temps déjà fait sous mesure et prêt-à-porter, comme celle de la montre électronique, semble avoir inspiré, quoique partiellement, quelques oeuvres, encore de la tradition de l'imprimerie, comme celles de Georges Perec[13] ou d'Italo Calvino[14]. Et l'utilisation de cette illusion, comme démarche pour multiplier les temporalités, dans les récits créés dans le cyberespace, s'avère tout au moins fertile.

 

Nous pouvons parler des instruments de contrôle du temps, en racontant l'histoire des moyens de transport. De la traction animale aux carburants des fusées, la diminution des temps de déplacement a entraîné une nouvelle temporalité humaine, partiellement indépendante de la temporalité de la nature (qui se laissait mesurer, celle-ci, par les saisons de l'année, les générations des individus, etc.). Mais les effets de ces technologies n'ont pas influencé que l'accélération des voyages : il est apparu une nouvelle manière dont on voit la spatialité devant nous. Dans ce que l'on peut appeler la civilisation piétonne, voyager c'était se mélanger au paysage, se mêler au parcours. On se mettait dans l'espace sans intermédiaire, directement, au long du voyage. Les naturalistes européens qui, depuis le XVIIème siècle, ont peint et dessiné les paysages, la faune et la flore du Brésil en sont un excellente exemple. Je n'ai pas l'intention de discuter si leur vision était juste et convenable à la réalité du pays. Pourtant, s'ils ont su regarder, voir, distinguer cette terre, c'est pourquoi leur vitesse de déplacement était le produit d'un dialogue direct et immédiat entre corps et paysage, sans l'intermédiaire d'instruments ou de stratégies de mouvement imposant une vitesse plus grande que celle qui est possible pour le corps humain. Aussi, l'utilisation de la traction animale était due au besoin de déplacer de grandes quantités de fardeaux, mais aucunement pour un dessein d'accélérer le rythme ou de raccourcir le temps de voyage. A vrai dire, ils n'avaient aucun intérêt à diminuer ce temps, car cela faisait que le regard perde une bonne partie de l'espace visible, en imposant, entre le corps et le paysage, une distance fatale pour la (re)connaissance de ce dernier. Ainsi, on peut dire que le rythme des pas était imposé par les clins des yeux et, par conséquent, il n'y avait plus de distance infranchissable entre toucher et regarder, entre marcher et connaître, entre parcourir et (re)connaître.

 

A l'autre extrême du processus de contrôle du temps par les moyens de transport, se trouve notre civilisation du train, de l'automobile, de l'avion. Depuis de XIXème siècle, voyager s'est peu à peu transformé, inexorablement, en se mettre hors du paysage. Lors des déplacements quotidiens, soit en bus, soit dans le métro, entre la résidence et le boulot, on a progressivement mis des obstacles entre les corps et le paysage. Dans les bus urbains, la foule qui s'y entasse cache le paysage au regard de la plupart des passagers ; dans le métro, on se met dans un subespace coincé par de grands murs rappelant des cachots ; dans les chars de tourisme, une cassette vidéo nous fait voir des films du pénultième cri, faisant que les gens ne portent pas leurs regards ni au paysage extérieur, ni à eux-mêmes. Debret, le naturaliste et peintre français, ne parlerait nullement d'un « là-dehors », pour faire mention au paysage brésilien qu'il regardait pendant ses déplacements. Or, nous utilisons exactement cette expression, pour indiquer les choses et les gens qui, hors de nos véhicules, paraissent se mouvoir et vivre avec d'autres logiques, d'autres lois de la Physique. Aussi, voyager s'est également transformé en l'acte de se mettre au-dessus du parcours (et, dans le cas de avions, il faut le prendre à la lettre !). C'est comme si voyager signifiait se mettre en suspension et, fréquemment, mettre en suspension même le déplacement : combien de fois, on reste plus de temps dans les salles d'attente, que dans les avions ? De plus en plus, on n'attend point la fin, mais le début du voyage !

 

Cependant, cet éloignement entre les individus et l'espace externe ne doit être peint avec les couleurs de la catastrophe, ni raconté comme si c'était une reprise du mythe de la chute. Il faut remarquer une curieuse coïncidence : le XIXème siècle, qui avait déjà assisté, dès son début, à ce processus d'éloignement progressif entre l'individu et le monde extérieur, a également assisté, à sa fin, à l'apparition de la psychanalyse. C'est comme si, ayant mis l'espace externe à une distance rassurante, on avait frayé le chemin pour l'exploration de l'espace de l'intimité. En fait, le contrôle du temps, par l'entremise de moyens de transport de plus en plus rapides, portait déjà la promesse de l'extinction du temps de voyage — même que de manière asymptotique —, c'est-à-dire, d'un temps chronologique et consciente que la psychanalyse, elle aussi, met à côté. Chez Freud, ce processus peut être raconté comme une histoire dont l'un des personnages principaux est le temps externe, chronologique, celui de la conscience et du calendrier ; il devient personnage d'un récit d'éloignement. Or, le temps est aussi protagoniste d'une fiction de H. G. Wells, La machine à explorer le temps, où le temps physique, détourné de sa chronologie habituelle, devient l'objet de manipulation des autres personnages et, bien entendu, du hasard. Nous avons là une autre coïncidence intéressante : Sigmund Freud est né en 1856 et décédé en 1939 ; Herbert George Wells a vécu de 1866 à 1946. Tous deux sont pratiquement de la même génération. Tous deux ont publiés leurs premiers ouvrages importants en 1895 : Études sur l'hystérie, de Freud, et La machine à explorer le temps, de Wells. Ainsi, la psychanalyse, des moyens de transports de plus en plus rapides, des spéculations scientifiques approchant  la Relativité, tout cela a certainement inspiré des récits sur le temps, tels ceux qui ont produit le roman de H. G. Wells. Aussi, à travers ce genre de roman, nous pouvons raconter d'une autre manière ces histoires où le temps fait l'objet de contrôle et de manipulation. Pourtant, elles n'auront plus à obéir aux directives des épistémologies ou aux théories de la connaissance, mais à la multiplicité des logiques et à causalité complexe et apparemment inutile de l'espace littéraire.

 

En quelque sorte, l'histoire des outils de stockage du temps se reporte à l'accumulation et à la transmission d'informations. Garder des connaissances, des savoirs traditionnels, des faits importants, des processus technologiques, des stratégies de gestion, tout cela a toujours été une façon de vaincre le temps, en prenant le pas sur l'oubli. C'est comme si, avec les informations, le temps lui-même pouvait être stocké et mise à disposition pour se laisser manipuler, quand il était nécessaire ou souhaitable. C'est pourquoi on peut dire que l'histoire du stockage du temps peut être aussi raconté comme le récit d'une divinisation de l'humain. Dans les mythes traditionnels, on raconte que, au travers et au moyen des dieux, les sociétés humaines ont acquis la capacité de garder et de transmettre leurs connaissances : ces dieux ont créé l'écriture et l'ont donnée aux hommes ; ils ont inspiré des artistes pour la création de sculptures et de peintures. Or, ces mêmes récits mythiques à propos des dieux gardaient également les traditions, les savoirs, les coutumes et l'histoire d'un peuple donnée. De tels récits, grâce à leur mouvement incessant dans l'espace culturel de ce peuple, permettaient aux hommes une participation active dans ce processus de garder des informations. Tels ses dieux, ils sont devenus capables de stocker les temps. Les récits qu'ils apprenaient des ancêtres mythiques ne pouvaient être transmis qu'à travers la participation de différents individus : des chamans, des sorciers, des prêtres ou encore des hommes communs. Il ne suffisait donc pas d'être inspiré et d'avoir connaissance du mythe : il était nécessaire l'intervention humaine. C'était cette invention humaine qui, au fur et à mesure, complétait et substituait la création divine. C'est ainsi que, après coup, ces récits mythiques ont été assimilés en définitif au profane et à des actions non plus rituelles. Ce processus de stockage d'informations, commençant par l'oralité et, après, par la sculpture et la peinture, s'est étalé avec l'écriture, est passé par la photographie et par le film, en arrivant par là, aujourd'hui, aux mémoires électroniques de l'informatique. Pendant tout ce parcours, on remarque un effort cohérent et constant pour resserrer des informations, en multipliant non seulement leur quantité, mais les détails qui les caractérisent. Il y a quelque temps, j'ai participé à un débat où l'un des intervenants affirmait, les yeux voraces et la bouche tremblante, que l'humanité disposait déjà de mémoire électronique suffisante pour stocker toute la connaissance de l'homme. Je ne me suis jamais rendu compte s'il brandissait cette phrase comme menace ou comme promesse. Sans doute, comme menace. Aussi, il ne remarquait pas qu'il parlait plus ou moins comme le narrateur de la nouvelle "Funes el memorioso", de Jorge Luis Borges:

 

Nosotros, de un vistazo, percibimos tres copas en una mesa; Funes, todos los vástagos y racimos y frutos que comprende una parra. Sabía las formas de las nubes australes del amanecer del 30 de abril de 1882 y podía compararlas en el recuerdo con las vetas de un libro en pasta española que sólo había mirado una vez y con las líneas de la espuma que un remo levantó en el Río Negro la víspera de la acción del Quebracho. Esos recuerdos no eran simples; cada imagen visual estaba ligada a sensaciones musculares, térmicas, etcétera. Podía reconstruir todos los sueños, todos los entre sueños.

Dos o tres veces había reconstruido un día entero; no había dudado nunca, pero cada reconstrucción había requerido un día entero. Me dijo: "Más recuerdos tengo yo solo que los que habrán tenido todos los hombres desde que el mundo es mundo". Y también: "Mis sueños son como la vigilia de ustedes". Y también, hacia el alba: "Mi memoria, señor, es como vaciadero de basuras". Una circunferencia en un pizarrón, un triángulo rectángulo, un rombo, son formas que podemos intuir plenamente; lo mismo le pasaba a Ireneo con las aborrascadas crines de un potro, con una punta de ganado en una cuchilla, con el fuego cambiante y con la innumerable ceniza, con las muchas caras de un muerto en un largo velorio. No sé cuántas estrellas veía en el cielo.

 

Tel le cas de Funes, les technologies de stockage d'informations semblent arriver à un paroxysme : on garde de plus en plus de détails, on s'impose l'obsession de ne rien perdre, de ne rien oublier, comme si tout était également important, incontournable, pressant. Toutefois, ce qui constitue une menace pour les uns, l'étonnement pour le narrateur de « Funes » et souffrance pour Funes lui-même, peut se transformer, d'une part, en fiction chez Borges, par le moyen de cette obsession qui gagne de l'essor à partir des années 1850 (ce n'est pas une coïncidence, que ce soit justement l'époque où se déroule le récit de « Funes »). En ce qui concerne les technologies et les processus technologiques, d'autre part, cette « infinitisation » de la mémoire est sûrement une impossibilité, malgré les acclamations des intégrées et les cris de colère des apocalyptiques. Une mémoire électronique et informatique capable de tout stocker pourrait être considérée comme une hiérophanie directe et immédiate, une transformation d'outils en éléments supra-humains. Rêve pour les uns, cauchemar pour les autres, mais impossibilité pour tous : tout connaître présupposerait également avoir une connaissance seconde de la connaissance première. Or, une telle chaîne de connaissances ne s'arrêterait jamais, nous aurions à garder aussi une connaissance troisième de cette connaissance seconde, et ainsi de suite. Aussi, comment les pannes, les défaillances, les erreurs, les échecs seraient-ils incorporés à cette mémoire prétendument totalisatrice ?! En fait, même dans cette époque de mémoires électroniques et informatiques à la capacité étonnante, tout se joue toujours entre garder et perdre, entre se rappeler et oublier. Dans un certain sens, les mémoires des ordinateurs représentent, même dans le sens théâtral, ce jeu. Les mémoires ROM (Read Only Memory en anglais), le plus souvent, ne se donnent qu'à lire, ne peuvent pas être réécrites, effacées, altérées. Nous pourrions apprendre avec elles que garder toujours les mêmes informations (comme elles le font habituellement), ce n'est pas la même chose que se rappeler ; c'est surtout emprisonner le savoir. Et un savoir emprisonné peut être beaucoup de choses, mais, sûrement, ce n'est plus du savoir. Les mémoire RAM (Random Access Memory en anglais) sont à l'autre extrémité de cet éventail : elle ne sont que volatilité incessante, fugacité au niveau maximum. En l'occurrence, le hasard est le chef d'orchestre, en écrivant des données où, auparavant, il y avait d'autres informations. C'est lui qui efface progressivement les vestiges d'une drôle mémoire qui marche lorsqu'elle disparaît, qui fonctionne le mieux lorsqu'elle s'efface sans arrêt. Pour les mémoires RAM, savoir, c'est oublier, c'est-à-dire, effacer les informations qui avaient été écrites lors de l'utilisation précédente de l'ordinateur. Ici, le présent est le seul temps disponible, un présent éternel d'une mémoire qui ne peut que perdre sans cesse la mémoire.

 

Ces outils de stockage du temps nous racontent, donc, une histoire qui n'est pas liée à l'exhibitionnisme de données des mémoires informatiques, à la surface tamisée de la feuille blanche de papier dépeint par la teinture noire des lettres, aux substances chimiques qui forment des photos ou des images en mouvement. Aussi, ces outils devraient nous faire remarquer un enjeu très important, soit en ce qui concerne la technologie, soit pour ce qui est de l'écriture fictionnelle contemporaine : ce qui est en jeu actuellement, dans l'informatique, ce n'est vraiment pas la taille de la mémoire électronique, ce n'est pas non plus l'expansion en continu de la capacité de stockage de données. Ce qui devrait attirer notre attention, de plus près, seraient les stratégies d'oubli. S'il est possible et même envisageable que nous racontions l'histoire des mémoires informatiques, nous devons le faire pour comprendre quelles seraient les stratégies d'oubli qu'elles entraînent pour notre société contemporaine. Chaque époque, chaque culture, chaque société a ses façons d'oublier. Dans notre époque de frénésie informatique, nous sommes déjà en train de développer de différents modes de construire l'oubli. Raconter ce genre d'histoires, des histoires sur et de l'oubli, voilà le défi auquel doivent faire face les fictionnistes, narrateurs et écrivains, les décennies qui viennent. Et raconter l'oubli ne signifie pas en faire le thème de nos histoires, mais d’en faire une stratégie d'intégration des outils et des technologies du cyberespace à la création fictionnelle.

 

* * *

L'écriture fictionnelle dans le cyberespace est toujours racontée comme si c'était l'histoire de l'adaptation (ou de la soumission) du fictionnel à l'informatique. En fait, il nous faut aussi raconter une autre histoire, nous devons proposer une perspective opposée : comment le fictionnel nous ferait lire, utiliser, déformer, transformer le champ informatique ? C'est ainsi que, en associant ces deux perspectives, d'innombrables histoires des technologies, de techniques et des sciences pourraient être racontées. Cela faisant, nous trouverions de nouveaux gestes et possibilités d'expression fictionnelle. Par exemple, il serait sans doute possible de revoir, reprendre et modifier le rôle du narrateur, ainsi que les perspectives de narration, si nous associions à nos récits l'histoire des instruments technologiques censés mesurer ou dessiner l'incertitude. Nous aurions là un parcours qui commence par l'observation de étoiles, passant par la boussole, pour arriver aux modernes appareils de GPS (sans oublier l'influence paradigmatique du Principe de l'incertitude de Heisenberg). Nous pourrions y lire l'histoire d'outils qui essaient de construire une exactitude grandissante pour la détermination de la positon physique d'objets ou de personnes, dans une époque où les positions physiques et idéologiques tendent à une fugacité pragmatique.

 

De toute façon, ce que je propose ici, ce n'est plus que quelques incursions dans les terrains de la fiction, de la littérature, de la science et de la technologie. Il faut en retenir non seulement l'effort d'appréhender la technologie et de mettre à profit quelques instruments technologiques, pour y développer des récits fictionnels, mais le travail de commencer par les récits fictionnels, pour, ensuite, exprimer la manière dont nous, les hommes de lettres du XXIème siècle, considérons et utilisons science et technologie, surtout dans ces années de haute saturation technologique .

 

  

 

 

<REVISTA TEXTO DIGITAL>

 

 



[1] MERLEAU-PONTY, Maurice. Phénoménologie de la Perception. Paris: Gallimard, 1989, p. 199.

[2] VIRILIO, Paul. Cybermonde. La politique du pire. Paris: Les Editions Textuel, 1996, p. 74.

[3] CALVINO, Italo. Les Villes Invisibles

[4] Op. cit., p. 79. Il est à remarquer, tout de même que le'auteur de Cybermonde ne voit pas qu'Auschwitz et Hiroshima n'ont jamais été des histoires particulières !

[5] VIRILIO, Paul. A Arte do Motor. São Paulo: Estação Liberdade, 1996, p. 62.

[6]  Id., p. 66.

[7] ROSSI, Paolo. Os Filósofos e as Máquinas. São Paulo: Companhia das Letras, 1989, p. 13.

[8] Id., p. 38.

[9] Il faut regarder le Prix Ig Nobel, qui a lieu toutes les années. Consulter http://www.improb.com/ig/ig-top.html.

[10] Provisoirement, appelons-les de cette façon!

[11] Ici on peut parler, certes, des récits qu’André Jolles a exploré à travers les formes simples: légende, saga, mythe, devinette, dicton, etc.

[12] Em l’occurrence, je ne peux oublier le cours organisé par Marcos Palácios, professeur à l’Université Fédérale de Bahia, portant sur hypertexte et fiction littéraire, toujours disponible sur www.facom.ufba.br/sala_de_aula/sala2.html.

[13] La Vie, Mode d’Emploi et W, ou le souvenir dl’enfance.

[14] Surtout Se una notte d’inverno um viaggiatore.