<REVISTA TEXTO DIGITAL>

ISSN 1807-9288

- ano 5 n.1 2009 –

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POESIE SONORE ET ORDINATEUR

Tibor PAPP

 

 

Où se situe la poésie sonore, par rapport à la poésie dans son ensemble ? Je me tourne vers Paul Zumthor, pour qui c’est «au milieu des autres poésies — orales ou non — avec lesquelles elle coexiste, c’est par opposition à elles que la poésie sonore trouve sa légitimité manifeste et sa fonction historique.» (Une poésie de l’espace, Paul Zumthor in Poésie Sonores Éd. Contrechamps, 1992. p. 5)

 

Sous un autre angle, et d’une manière plus stricte, concernant la poésie en générale et la poésie sonore en particulier, j’estime que la poésie sonore est l’expression artistique de la langue orale — que défend Claire Benveniste contre la langue mixte (écrite-et-parlée) — qui, entre autre, n’exige pas la transmission d’un message structuré selon une syntaxe rigide. Évidemment, la poésie sonore a un spectre beaucoup plus large mais dans son organisation intérieure, dans sa syntaxe, elle est très proche, sinon conforme à la structure de la langue orale. On peut aussi avancer que la poésie sonore est à l’opposé de la poésie visuelle, non pas par ses visées poétiques mais par le fait que — stricto sensu — elle n’a pas d’équivalent écrit.

 

Le terme «sonore» est apparu en 1958 dans le n° 2 de la revue Grâmmes (Éd. du Terrain Vague,  Paris) où, parlant de la poésie de François Dufrêne, Jacques de la Villeglé dit que celui ci «apporte donc à la poésie exclusivement sonore une solution neuve et personnelle». Henri Chopin explique l’adhésion des poètes à ce terme dans son livre Poésie Sonore Internationale (Éd. Jean-Michel Place, Paris, 1979. p. 43 et 90) en soulignant : «nous avons pris ce mot, au sens où nous nous sommes multipliés avec nos moyens techniques».

 

Sous un angle purement technique, les œuvres de poésie sonore de nos jours se divisent en trois groupes distincts. Dans le premier, nous trouvons les poèmes sonores linéaires, inscrits sur un support unidirectionnel, tels la bande magnétique, le disque vinyle ou le CD audio ; dans le deuxième, se trouvent les poèmes sonores dynamiques, mus par un programme, enregistré sur disque ou CD-ROM, dont la variabilité fait partie intégrante de l’œuvre, tandis que dans le troisième groupe nous avons les performances de poésie sonore, dont la réalisation ne se confond jamais avec la simple restitution sonore d’un enregistrement quelconque mais qui peuvent être accompagnées par des événements sonores dirigés par un programme d’ordinateur.

 

La littérature ne se contente jamais du champ opératoire déjà existant qui est offert à elle. A chaque instant, la création littéraire cherche à déborder, tantôt en se référant à l’origine celtique du bord, le bordel, la toujours petite cabine du déjà présent, tantôt en ayant un penchant pour l’origine francique du même mot, le bon vieux vaisseau — en s’efforçant de se répandre par-dessus bord.

 

Les premiers enregistrement poétiques, c’est-à-dire les poèmes sonores des années cinquante gardent, en général, un aspect plus ou moins réaliste par rapport aux sons d’origine buccale. (La première création assistée par l’électronique, le poème sonore «Ogenblick» de Paul de Vree a été enregistré à Anvers en 1948 dans un studio de radio.) Par la suite, la présence de sonorités électroniques, de plus en plus fréquentes dans les poèmes, a amené les auteurs à effectuer deux distinctions, tout d’abord une entre les sons réalistes d’origine buccale (y compris les bribes phoniques spontanées) et les sonorités artificielles créées à partir de ces sons, puis (en élargissant le champ des composantes du poème sonore) une distinction entre les sons d’origine humaine et les sons d’origines diverses.

 

La première distinction suscita en France une querelle entre spatialistes et évolutistes au début des années soixante. Pour le spatialiste Pierre Garnier, les différentes manipulations métamorphosent «la langue en une suite de bruits et de sons qui, même s’ils sont inouïs encore, n’ont plus rien de commun avec le parler».(Magnétophone et poème phonique, Les lettres, n° 32, Paris, 1964) En somme, pour rester dans le domaine de la poésie il y a une limite à ne pas dépasser. Henri Chopin pense cependant le contraire. Selon lui, «nous enrichissons tous les langages en les faisant progresser dans toutes les sonorités» (Poésie sonore internationale, p. 154).

 

La littérature est en crise permanente. Elle est en crise comme on l’est dans un ordre religieux. Sa crise est donc salvatrice, et ses accès sont souvent porteurs de chefs-d’œuvres. Aucun de ses piliers extra-artistiques (le matériel de base, ici les sons, la langue, le support, l’acte de la communication) ne s’avère constant (figé), que ce soit dans le temps ou dans l’espace, et ses contraintes spécifiques, ses propres règles n’en sont pas moins inconstantes.

 

La présence de sons d’origines diverses (non humaine) dans un poème sonore soulève — jusqu’à nos jours — une première question fondamentale : quelles sont les limites sonores de la poésie, et une deuxième question, non moins fondamentale, en rapport avec l’organisation de l’œuvre : quelles sont les limites de la poésie sonore ? Peut-on considérer l’art de ce type de communication comme un art poétique, c’est-à-dire littéraire ? Une remarque d’Orlan dans son interview au Festival Polysonneries de Lyon 1999 suggère une attitude théorique purificatrice en soulignant que l’époque des performances fourre-tout est révolu ; aujourd’hui, dit-elle, nous avons «des performances musicales, des performances arts-plastiques, des performances littéraires». J’estime, en premier lieu, qu’aujourd’hui, dans la pratique des poètes, les limites sonores n’existent plus, en deuxième lieu, que les poèmes sonores, à condition qu’ils aient un rapport dans leurs structures et dans leurs composants — même partiel — avec la langue (orale), sont des œuvres littéraires, même si cette considération est en contradiction avec certaines attitudes théoriques d’auteurs ou de critiques.

 

Les limites sonores soulèvent naturellement le problème des outils de la création et de la réalisation des poèmes sonores. L’arrivée de l’électronique (microphone, amplificateur, haut-parleurs, magnétophone etc.) a d’abord permis l’enregistrement, c’est-à-dire la pérennisation des poèmes sonores et leur restitution auditive, ensuite l’électronique rendait possible la manipulation des données enregistrées et aussi la structuration des éléments sonores en poème. Les outils se multiplient (synthétiseur, mélangeur, séquenceur etc), les possibilités techniques de manipulation ne cessent de s’élargir. Dans ce champ, sans cesse en mouvement, l’ordinateur a pris aujourd’hui une place prépondérante, il est devenu l’outil le plus perfectible, sinon le plus complet. On peut prédire sans grands risques que dans le domaine sonore, sa situation déjà dominante se muera en monopole.

 

Avant de considérer l’ordinateur comme un lieu privilégié de la poésie sonore, nous remarquerons qu’il est (muni de logiciels appropriés) un outil hors pair pour réaliser toutes sortes de poèmes sonores linéaires ou dynamiques. Dans certains cas, l’œuvre ne donnera pas d’indications pour déceler sa provenance quant à sa fabrication, car l’auteur s’est servi d’un ordinateur uniquement pour la dextérité et la rapidité de celui-ci à créer ou à déformer des sons, mais dans d’autres cas, le passage par l’ordinateur d’un poème sonore laissera des traces spécifiques, fortement connotées. Les logiciels actuels offrent non seulement la possibilité d’enregistrement mais aussi la manipulation (dédoublement, déformation etc.) du son. Il y a quarante ans seulement, l’ordinateur n’était qu’une lueur pour l’artiste, et tout particulièrement pour l’homme littéraire, non pas une lueur d’espoir mais une lueur électronique, dans la petite lucarne tant décriée. Il représentait l’inconnu d’une étendue immense, parsemée de grains de transistors et de racines mathématiques, enfermée dans une boîte magique. Bernard Heidsieck dans un interview publié dans Doc(k)s (série 3 - 17/18/19/20 - 1998. p. 26) résume bien l’état d’âme des artistes participant au «Text Sound Festival» de Stockholm en 1969 : «Il y avait ceux qui craignaient les atteintes à la liberté du fait de l’arrivée de ces ordinateurs. Les gens s’interrogeaient...»

 

L’ordinateur possède trois facultés : le combinatoire, le hasard et l’intermédialité, qui le distinguent de toutes les machines connues jusqu’à nos jours. Ces facultés sont au cœur de tout travail artistique visant à profiter des bienfaits de la programmation.

 

Combinatoire veut dire que sont remplies les conditions requises pour apposer, par un programme approprié, sur chaque emplacement fixé d’avance d’une structure vide, des éléments empruntés (selon un certain ordre ou d’une manière aléatoire) à une banque de données. S’il y a un assez grand nombre de structures vides, si la banque de données est suffisamment étendue, alors ses portes s’ouvrent à l’infini.

 

Quant au hasard, tous les poètes en rêvent, j’en suis sûr. L’ordinateur le propose à partir d’une formule mathématique. Utilisé dans la programmation artistique, il donne naissance à des combinaisons (des émergences) étincelantes et inattendues. Dans un programme, le hasard peut être absolu, libre de toute contrainte ou rendu relatif par restriction, pour éviter la répétition très proche ou trop grande d’un élément.

 

L’intermédialité représente la possibilité qu’a l’auditeur ou le spectateur pour intervenir dans le déroulement de l’œuvre. L’intervention peut  n’être que la mise en marche ou le choix des paramètres avant la mise en marche de l’œuvre, mais elle peut aussi se manifester par l’arrêt du déroulement de l’œuvre, la remise en marche et un choix entre les événements à venir.

 

Sans trop entrer dans les détails, citons aussi les procédés techniques les plus courants offerts par un ordinateur équipé de logiciels appropriés. Montage en couches multiples. Cette technique permet, à partir d’un enregistrement, la superposition des sons dans le temps et/ou dans l’espace. Coupures et collages. Il y a en gros, deux types de coupures : les coupures simples servant à éliminer des silences ou des événements sonores inutiles ; les coupures complexes servant, par contre, à modifier la chaîne sonore en générale, et la chaîne parlée en particulier (déformation de mots par raccourcissement, par addition, par coupure et par collage inattendu (cut up), bouleversement de la succession des événements sonores etc.). Effets techniques (ou électroniques). On obtient, à partir des manipulations spécifiques, des sons totalement différents de ceux de l’original, ou bien l’on crée des sons supplémentaires, qui n’existaient pas avant ces manipulations. On peut ainsi d’une source simple tirer une sonorité complexe (écho, réverbération, etc.), ou obtenir d’un ensemble sonore passé à différentes vitesses des bruits non articulés ou des sonorités quasi-musicales. En dernier lieu, le synthétiseur vocal à l’aide duquel on peut créer, sans aucune source extérieure, un texte ou un semblant de texte sonore.

 

En ce qui concerne la faisabilité sur ordinateur d’une œuvre poétique sonore, nous constatons après quelques décennies d’expériences que n’importe quelle structure de poèmes sonores, reconnaissable par sa singularité, peut y être créée sans problèmes.

 

Le plus simple de ces poèmes structurés est le Poème enrichi en sonorités. Il est proche de la langue écrite-et-parlée, il ne s’en éloigne que par sa forme sonore. A la base de ce type de poème on trouve un texte écrit, un texte simple, une liste de mots ou une prose rythmée ou même des vers libres. Les phrases complètes ou tronquées y sont toujours prononcées avec des intonations fortement connotées. Le sens du discours y évolue d’une manière linéaire, mais cette évolution est souvent enrichie ou interrompue par des additions d’effets sonores. Un cas particulier — et extrêmement intéressant — est celui du poème à changement phonique et sémantique par contagion sonore, c’est-à-dire l’imperceptible décomposition et recomposition d’un mot en un autre mot, grâce à l’environnement sonore contagieux.

 

Le Poème sonore répétitif représente une deuxième structure relativement simple. Il est le résultat de la répétition sémantiquement identique, mais avec des intonation variées, d’un groupe de mots. Le but de la variation de l’intonation est le déplacement du sens. On peut obtenir un déplacement connotatif ou, pour des mots polysémiques, un changement complet du sens. On ne peut cependant parler de poème sonore répétitif que dans le cas où chaque reprise de la cellule de base représente une évolution par rapport à l’état antérieur, dans une direction qui est conforme (ou contraire) à l’attente de l’auditeur.

 

Le Poème sonore combinatoire est obtenu par la permutation de mots ou bribes sonores à partir d’un ensemble de base, formant des phrases respectant plus ou moins la syntaxe, et qui sont prononcées avec des intonations variées. Les éléments de ses différentes variations ne sont pas obligatoirement identiques à ceux de la base. Au fur et à mesure des variations, les mots de la cellule de départ peuvent être complétés avec des déterminants, des adverbes, des particules, des compléments etc. Le poème le plus connu de cette forme est le « I am that I am » de Brion Gysin, qui est le premier poème sonore créé avec l’assistance d’un ordinateur (dirigé par Ian Sommerville).

 

Dans le Poème phonétique (simple ou rythmé), les phonèmes sont séparés de tout contexte et, même lorsqu’ils sont associés les uns aux autres, n’y ont aucune vocation à exprimer des distinctions sémantiques. Ils ont, par contre, une fonction de distinction formelle (pseudo sémantique) ; ils différencient les associations de phonèmes formés au hasard, de sorte que, en face des sons concrets, les phonèmes y apparaissent (tout comme dans la langue), comme des concepts, c’est-à-dire des types ou classes de sons.

 

La base du Poème sonore rythmique à monèmes lexicaux est le texte rythmique ou le vers métrique. Dans le premier cas, le rythme est déterminé par le retour régulier des accents rythmiques, sans que l’on tienne compte du nombre de syllabes atones intercalaires (qui ont globalement la même durée). La durée des poses joue, elle aussi, un rôle et on peut avoir un temps fort sur un silence. Dans le deuxième cas, le rythme est obtenu par la division du vers en mesures. La mesure est alors le résultat de différentes combinaisons de syllabes longues et brèves. Dans cette structure, la mesure prend toujours le pas sur l’organisation syntaxique du discours. L’aspect sonore du texte a donc toujours priorité (notamment sur le sens). Les éléments constituants du poème rythmique à monèmes lexicaux n’ont presque pas de limites dans leur variété.

 

Le Poème sonore à gisements sémantiques multiples est composé d’événements sonores en couches superposées. Chaque couche est composée — en dehors des segments lexicalement et grammaticalement corrects — des répétitions, des étirements, des notations, des glossolalies, des échos à intervalles réguliers ou irréguliers, des brouillages lexicaux ou sonores, des onomatopées, des poses etc. C’est par un alignement temporaire très strict des éléments lexicaux et sonores que le fil du discours poétique acquiert une cohérence interne. La mise en scène spatiale, c’est-à-dire stéréophonique ou quadriphonique, complète l’organisation des couches. Le maître incontesté de ce type de poésie est Bernard Heidsieck. Son poème «Tout autour de Vaduz» est le morceau d’anthologie le plus connu.

 

Dans le Poème en flots sonores, des monèmes lexicaux et des événements sonores sont mélangés. Ici il n’y a pas d’organisation syntaxique, donc pas de discours linéaire. Le message poétique est la somme des sens surgis à différents moments du déroulement de l’œuvre. Les bruits (d’origine humaine ou autre) qui ont un sens codé peuvent, non seulement faire partie des constituants de ce type de poèmes, mais, dans certains cas, y jouer un rôle prépondérant. Ils y créent notamment des atmosphère parallèles ou contradictoires aux monèmes. Le déroulement du poème est souvent organisé autour des crêtes porteuses de sens. Dans l’œuvre de Henri Chopin on trouve plusieurs poèmes à flots sonores, un des plus connus est le poème intitulé «Sol-air».

 

Le Poème sonore réaliste (ou concret) est basé sur les bruits humains buccaux ou non, extérieurs au système phonologique — qui ont en général un sens codé : sifflement d’admiration, claquement de doigts, hoquet, rire, râlement, reniflement, grincement des dents, ronflement etc. On peut y ajouter tous les effets obtenus par déformation électronique de la voix humaine, ainsi que les bruits qui accompagnent les prononciations mais sont séparés d’elles par des manipulations mécaniques. Dans le cas des bruits autres que ceux d’origine humaine, c’est le contexte qui confère des significations à ces bruits. On obtient, lorsqu’on les aligne en une chaîne logique, une pseudo-chaîne de signifiants. Une succession logique des bruits ayant un sens n’est cependant ni un critère poétique suffisant, ni un critère nécessaire. Les «Crirythmes» de François Dufrêne en sont les exemples les plus connus.

 

Décrire la structure d’une œuvre générée par ordinateur et l’algorithme qui en découle n’est pas le but de notre approche, mais nous voudrions tout de même attirer l’attention sur deux aspects de cette question. Selon le dictionnaire Robert, «l’algorithme est une suite de règles formelles explicitées... et correspondant à un enchaînement nécessaire». Dans le cas de la génération des poèmes sonores, il est la formalisation des mécanismes de la structure de la langue orale et de la structure esthétique de l’œuvre. La formalisation des mécanismes de la langue orale est le volet qui «fabrique» des entités déterminées par le poète ; d’autres paramètres du poème sonore (rythme, vitesse, hauteur du volume etc.) font partie d’une structure supplémentaire, qui est celle de l’esthétique. Nous savons par ailleurs que la structure esthétique n’est pas obligatoirement proportionnelle à la réussite de l’œuvre. Ceci laisse donc prévoir qu’il n’est pas impossible d’obtenir des ensembles sonores artistiquement compétitifs à partir d’un travail de formalisation relativement modeste.

 

Il en découle, en premier lieu, pour un poème sonore généré par ordinateur, que la pertinence littéraire d’une œuvre ne dépend pas du nombre de variations possibles, ni du mode ni du nombre d’interventions de l’auditeur influençant le déroulement des événements et ne dépend pas non plus de la complexité du programme qui la régit. La pertinence d’une œuvre littéraire est l’émanation de sa compétence littéraire. Parmi les composants de la compétence, citons la forme, le découpage, l’isolation des éléments sonores, la formulation du message s’il y a lieu ou la danse de l’esprit, chère à Ezra Pound, entre les constituants sonores, le déroulement entrecoupé ou fluide de la matière utilisée, la déconstruction ou reconstruction des unités linguistiques, création des mots-valises ou sons-valises.

 

L’ordinateur de nos jours est une machine économiquement abordable qui permet au poète un travail solitaire, et aussi un travail intuitif avançant au gré des impulsions du moment.

 

Si le poète se décide à travailler les sons et à créer ses poèmes sonores sur ordinateur lui-même (ce qui, à mon avis, est la meilleurs solution), alors il doit apprendre à manipuler les logiciels et apprendre et pratiquer un ou plusieurs langages de programmation.

 

Les logiciels sont des outils dédiés à certaines tâches. Dans le domaine qui nous préoccupe, il y a actuellement (à quelques six mois de l’an 2000) des logiciels pour l’enregistrement des éléments sonores, pour la fabrication des effets, pour les mixages, pour la superposition, pour les arrangements séquentiels et pour l’orchestration de l’ensemble des constituants. Chaque logiciel demande un apprentissage relativement long pour maîtriser et exploiter ses possibilités. En allant du plus simple au plus perfectionné, citons dans notre domaine  : Quick Recorder, SoundEffects, Sound sculptor II, SoundEdit Pro, Cubase VST 24, Sound Forge, Cool Edit Pro etc.

 

Si j’ai effleuré l’an 2000, c’est à cause de notre époque, que je veux mettre en évidence, qui est celle de l’enfance et de l’adolescence des ordinateurs et aussi celle où ces machines vieillissent encore très vite et très mal. Certaines œuvres créées il y a dix-quinze ans avec des ordinateurs dépassés depuis (en vitesse, en bits de processor, en connectique) sont aujourd’hui quasi irrécupérables.

 

C’est en manipulant un logiciel destiné à travailler le son que les déviations juteuses peuvent surgir. Rien que pour les effets d’écho un bon dosage des paramètres (comme le retardement au début d’exécution, la longueur du corps sonore à mettre en jeu, le nombre de répétitions etc.) permet — à partir d’un seul générateur d’effet — d’obtenir des résultats très différents des uns des autres, allant de la simple réverbération jusqu’à la répétition rythmée et infinie.

 

On enregistre les événements sonores sous différentes formes en fonction de leur destination. Pour la programmation en langage hypertalk, ils doivent être enregistrés en « son-système » sur les Macintosh, tandis que le langage Lingo de Macromedia Directior demande un enregistrement en forme  AIFF pour Mac et Wave pour Windows PC etc.

 

Un programme de poème sonore généré sur ordinateur est une suite de commandes, de conditions, de constantes (chiffres, textes, sons etc.), autrement dit, un amas d’ingrédients pour la mise en scène d’événements structurés. L’œuvre mue par le programme se déroule dans le temps, concrétisée par la succession des mini-événements. L’axe principal du déroulement peut se scinder — selon les conditions fixées par le programmeur et à l’intérieur des frontières délimitées d’avance — en plusieurs axes dont un seul (choisi par une fonction dédiée à cette tache du programme) servira à la réalisation du segment du poème, puis, de nouveau, le déroulement aura un axe principal unique.

 

Il faut savoir que le programmeur d’un poème sonore doit non seulement susciter l’événement sonore mais aussi prévoir tout ce qui peut empêcher l’arrivée de cet événement. En plus, dans un programme, un événement peut remplir ou ne pas remplir une espace-temps disponible ; c’est toujours le programmeur, qui doit déjouer cette carence par ses trucs et astuces, comme — dans le cas soulevé ici — l’ajout d’intervalles insonores. Le programme doit pouvoir répondre à tous les cas de figures qui peuvent se présenter. Le programmeur doit non seulement prévoir les carences, mais aussi proposer une solution qui, par la nature des choses, est différente dans chaque cas. Évidemment, il ne vise pas la connaissance de tous les cas, — vu leur très grand nombre, ce serait tout simplement impossible — mais cherche à écrire un programme apte à analyser chaque cas et à y apporter une réponse adéquate. C’est ça, la programmation. Le poète programmeur est un chef d’orchestre, qui dirige les instruments pour qu’ils s’accordent bien entre eux, qui décide pour les sommets en volume et en amplitude, qui plante un silence là oò il faut ;.il est aussi un constructeur, car c’est lui qui fixe la structure, et même, c’est lui qui apporte ses propres matériaux.

 

Le programme profère toujours une certaine intelligence à l’œuvre qui est en train de se réaliser assurant ainsi les enchaînements dynamiques de ses constituants.

 

Par contre, il ne faut jamais oublier que le  programme d’un poème sonore généré par ordinateur est toujours unique. Il ne sert, il ne peut servir, à rien d’autre,  il n’est pas capable de remplir d’autres fonctions, de s’atteler à d’autres tâches. Il est impératif de voir clairement qu’il n’a aucune visée en dehors de l’œuvre, qu’il est incapable de faire quoi que ce soit en dehors de sa destination principale.

 

Les  poèmes sonores générés par ordinateur soulèvent plusieurs questions nouvelles, en voici les principales :

 

1. Bien qu’un produit du programme d’un poème sonore généré par ordinateur soit audible, on se demande s’il peut être considéré comme une œuvre, ou si, au contraire, n’est œuvre que la réalisation audible de la totalité des variantes contenues dans le programme. (Dont le nombre est souvent inimaginable dans nos dimensions humaines.)

 

2. L’audibilité d’un poème sonore, résultant de la mise en marche du programme générateur de poésie sonore, est-elle la condition nécessaire pour attester l’existence d’une œuvre, d’autre part, la réalité inaudible d’un poème sonore —dont la réalisation audible peut être assuré par une future mise en marche du programme — en est-elle une condition suffisante ?

 

3. Est-ce qu’un poème sonore potentiel (existant seulement dans le programme, donc inaudible) et un poème réalisé (donc audible), peuvent être considérés comme équivalents ?

 

4. Est-ce seulement l’ensemble des produits audibles et l’ensemble des produits virtuels appartenant à un générateur de poésie sonore qui doivent être considérés comme constituants de l’œuvre ou, au contraire, le programme qui génère «les produits» en fait-il partie intégrante?

 

5. Le programme (possédant la totalité des produits virtuels) d’un poème sonore généré par ordinateur est-il une œuvre littéraire ?

Le rapport entre ordinateur et poésie sonore, entre outil et fruit du travail, peut se résumer ainsi :

 

1. l’ordinateur est le lieu d’enregistrement simple (en temps réel, dirait Nicolas Zurbrugg en comparaison des enregistrement du genre pré-radiophonique) et peut être, mais pas obligatoirement, le support de la restitution de l’œuvre ;

 

2. l’ordinateur est le lieu (dans certains cas obligatoire) de la création puis de l’enregistrement de l’œuvre et peut être, mais pas obligatoirement, le support de la restitution ;

 

3. l’ordinateur est le lieu de création du poème sonore et aussi, obligatoirement, le support de sa restitution.

 

Dans le premier cas, l’usage de l’ordinateur à la place d’un magnétophone ne suscite guère de remarques, le seul aspect qui mérite d’être ici relevé est la qualité (à partir des machines à 16 bits) du son numérisé. L’enregistrement se fait toujours à l’aide d’un logiciel et dans beaucoup de cas ce logiciel assure aussi l’audition de l’œuvre — le poème étant linéaire, on peut copier sur bande magnétique ou sur CD-Audio.

 

Dans le deuxième cas — il s’agit toujours de poèmes sonores linéaires — l’ordinateur, avec ses logiciels (avec ou sans cartes), intervient dans l’élaboration de la forme finale des sons, dans l’enregistrement et les déformations des ensembles sonores (du vocème jusqu’au discours), dans la fabrication d’effets, tels l’écho, le retournement, dans l’ajustement de la hauteur et du volume des sons, et aussi, dans l’assemblage des morceaux travaillés, c’est-à-dire la création d’une structure poétique. Il arrive, comme dans Sat. L. Robot de Claude Maillard, que les consonnes et les voyelles du texte aient été formées par un synthétiseur vocal, puis travaillées en hauteur, en volume, en vitesse etc. Les œuvres ainsi créées sont enregistrées sur un support informatique (disquette, disque dur, CD-ROM) ; étant linéaires, elles peuvent être copiées sur bande magnétique ou sur CD-Audio.

 

Les œuvres définies par le troisième cas sont toutes des poèmes sonores dynamiques. Dans ce groupe, on peut prendre deux directions (très proches l’une de l’autre) : la première est celle où un ordinateur et ses périphériques interviennent par des procédés divers (déformations, retardement, répétitions etc) en grande partie préparés et programmés d’avance, dans le déroulement (qui en même temps est l’acte de la création) de l’œuvre sonore unique, non renouvelable. Ce type de poème dynamique a émergé il y a trente ans, dans les performances, par exemple, de Larry Wendt.

 

La deuxième : l’ordinateur, avec ses logiciels (avec ou sans cartes), intervient  dans l’élaboration de la forme finale des sons, dans les déformations des ensembles sonores (du vocème jusqu’au discours), dans la fabrication d’effets, tels l’écho ou le retournement, dans l’ajustement de la hauteur et du volume et aussi dans l’assemblage des morceaux travaillés, ainsi que dans l’enregistrement de la matière sonore constituant la banque de données. Le programme, l’esprit de l’œuvre (créé et enregistré sur le même ordinateur), au moment de la réalisation, va extraire de la banque de données, d’une manière simple ou aléatoire, une suite sonore et la fera entendre. Chaque mise en marche du programme donnera naissance à une nouvelle suite — c’est-à-dire un nouveau poème sonore généré par ordinateur.

 

Pour conclure sur un mode non pous technique mais philosophique, je voudrais rappeler que Heidegger, en parlant de l’essence de la poésie à propos de Hölderlin, avance l’idée que la « poésie a l’air d’un jeu et pourtant elle n’en est pas un. Le jeu rassemble bien les humains, mais de telle sorte que chacun s’y oublie précisément soi-même. Dans la poésie au contraire, l’homme est concentré sur le fond de son être-là. » (Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, Gallimard, 1962. p.57). La concentration sur le fond de son être-là suggère une présence quasi physique du poète dans son œuvre qui semble être, éclairée par l’incomparable souveraineté du moi, une émanation de la spécificité de l’expression, celle qui émerge du temps, celle qui, avec ses imperfections, devient le ressort de l’infini. Cette présence, cet être-là, se concrétise dans la réalisation d’une œuvre poétique qui n’est comparable à aucune autre. La condition de cette exclusivité de l’expression est l’engagement littéraire du poète impliquant une volonté de marquer sa présence au sein même de la littérature. Cette présence est une voix unique ; elle se fait entendre exclusivement à partir de la littérature, elle est influencée par la forme de l’œuvre, par le rapport avec d’autres œuvres poétiques, par la langue, par le temps, par l’époque, par la situation géographique, par la situation sociale etc. A partir de l’état de la littérature, le poète met en évidence l’époque quand il veut se mouvoir dans un intervalle humainement palpable, il privilégie le lieu quand c’est le hic et nunc qui l’intéresse avant tout, il fait appel à la langue quand il veut dérégler ses normes, ses tabous, ses formes, il s’attaque à l’état de la littérature quand personne n’attend sa secousse, il conteste ou approuve le rôle social de la littérature quand sa négation ou approbation augmente la force des mots, il attaque la forme poétique quand la grisaille créée par les inlassables répétitions devient insupportable, il réhabilite ou rebâtit ses contraintes en créant des formes nouvelles.Il en va de même pour les auteurs de la poésie visuelle et de la poésie sonore.

 

 

   

Tibor PAPP

 


 

 

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